Guy Bouchard

Parution : Recherches sémiotiques, vol. 7, n˚ 3, Montréal, Association canadienne de sémiotique, 1987, p. 329-366.

Toutes les disciplines et tous champs d’études qui s’expriment en langage courant devraient inclure une étape sémiotique d’analyse discursive de leurs définitions fondamentales. Pour le montrer, nous comparons, avec le concept d’utopie comme cobaye, trois méthodes : celles de la définition classique, du type idéal et du champ définitionnel. La définition classique prétend décrire directement des fragments de réalité dont elle exprimerait l’essence. Mais cette démarche, comme le suggère l’analyse de la définition de l’utopie proposée par Ruyer, offre un double désavantage : enter la recherche sur une pétition de principe fondatrice et négliger le travail des autres chercheurs. Définir devient ainsi une tâche sisyphéenne. 

Ces inconvénients se résorbent en partie avec la méthode du type idéal. Celui-ci s’obtient en adoptant un point de vue qui permet d’enchaîner plusieurs phénomènes isolés et de les ordonner en un tableau de pensée homogène. C’est ainsi que Séguy et Leclerc abordent des corpus de trois et quatre définitions de l’utopie. Or si le type idéal tel que le conçoit Weber, en tant que saisie immédiate du réel, s’apparente à la définition classique, le passage du phénomène de l’utopie à un échantillon de ses définitions atténue la subjectivité de la démarche et permet de tenir partiellement compte du travail des autres théoriciens. Mais le recours à un corpus trop restreint engendre une vision sociologique unilatérale de l’utopie au détri­ment de ses manifestations littéraires et de sa théorisation philosophique. De plus, en ne retenant que les éléments communs des définitions de base qui permettent de construire une image cohérente et homogène de l’utopie, on occulte leurs différences réelles et les enjeux théoriques dont elles sont les symptômes. 

La méthode du champ définitionnel corrige ces défauts. Soit un échantillon de 24 types de définition de l’utopie. Chaque définition est analysée en deux paradigmes : celui de l’élément générique et celui de l’élément spécifique. Après l’homogénéisation linguistique des diverses sug­gestions d’élément générique, on regroupe celles-ci en catégories. Cela permet d’établir que l’utopie est soit un mode de pensée, soit un mode d’expression. Un travail analogue est effectué pour l’élément spécifique. Dans les deux cas, on dégage ensuite les oppositions pertinentes. 

À propos, par exemple, de l’utopie comme mode d’expression, cela permet de découvrir qu’elle a pour objet soit le bonheur individuel, soit un projet imaginaire de réalité globalement autre, soit une société imaginaire présentée comme idéale, fictive ou non, réalisable ou irréalisable, meilleure ou parfaite. La combinatoire des éléments pertinents permet ensuite et de reconstituer les définitions existantes, et de prévoir les définitions possibles du phénomène étudié. La dernière étape consiste à choisir la définition la plus adéquate en justifiant ses mérites et en articulant son élément géné­rique à un domaine spécifique de connaissance. Au sens strict du terme, l’utopie devient ainsi une sémie narrative qui présente, sur fond de critique explicite ou implicite de la société existante, une société idéalisée positive­ment ou négativement.     

Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1989, Le Passeur, p. 321-322.