André Rocque

Parution : Orwell et 1984 : trois approches, Montréal, Bellarmin, 1988, p. 211-275.

André Rocque se propose d’étudier les institutions dans 1984 comme si la société de l’Océania existait effectivement. Pour ce faire, il s’appuie sur la pensée de Wilhelm Dilthey et sur celle de Martin Heidegger qui ont élaboré une théorie des visions du monde permettant de dégager les valeurs réelles d’un groupe social en examinant la nature réelle de ses institutions. Mais qu’est-ce qu’une vision du monde, qu’il ne faut pas confondre avec « cosmologie » dont le sens est plus restreint, demande Rocque. Il s’agit d’une relation entre l’humain et son milieu se déroulant à trois niveaux. Le premier niveau, de nature empirique, concerne le vécu physique de l’indi­vidu dans un milieu ambiant (climat, géographie, besoins naturels, etc.). Le second niveau consiste « en l’activité de représentation d’ordre explicatif-justificatif du milieu vécu » qui permet à l’individu d’ordonner son monde en un tout cohérent. Le troisième niveau se traduit par une activité proprement réflexive où l’individu se penche « sur le fait de sa relation à son milieu et sur le fait des représentations qu’il s’en élabore ». 

Toute vision du monde se constitue par étapes et, quel que soit son degré de sophistication, comprend une structure à quatre éléments : 1) la vie elle-même, génératrice d’expériences individuelles ou collectives ; 2) l’enchaî­nement de ces expériences, lesquelles façonnent un portrait du monde fondé sur un savoir empirique (tiré de l’observation du milieu) et sur un savoir plus actif (acquis par la manipulation du milieu) ; 3) la donation de valeur ou la valorisation, laquelle se traduit par une spéculation visant à donner un sens à l’existence et au milieu (mythes, religions, science, poésie...) ; 4) l’ancrage de ce système de valeurs dans le tissu social au moyen des insti­tutions dont la mission est de défendre ces valeurs et de maintenir cette vision du monde dont elles proviennent. André Rocque distingue trois types d’institutions : publiques, privées et semi-publiques.

Dans la deuxième partie de son essai, il étudie à la loupe les institutions de la société océanienne, soit les quatre ministères (de la Paix, de l’Abondance, de la Vérité et de l’Amour) auxquels s’ajoutent la ligue Anti-Sexe des Juniors et les Espions, sans compter une anti-institution mythique, la Fraternité dirigée par Goldstein. Rocque dégage les valeurs qu’elles véhi­culent, scrute les fonctions qu’elles remplissent, identifie les groupes qu’elles touchent. Il conclut que les valeurs véhiculées par les institutions océaniennes sont au service d’un seul groupe social, celui qui détient le pouvoir et qui dirige, le Parti intérieur (2 % de la population), tandis que le Parti extérieur (dont le héros Winston Smith est membre et qui repré­sente 13 % de la population) constitue la cible du pouvoir, les prolétaires étant considérés comme du bétail. 

Pour Rocque, l’analyse des institutions de l’Océania ne révèle aucune contradiction, aucune lacune majeure dans le modèle imaginé par George Orwell. Il formule, en terminant, une mise en garde contre la dérive de l’institution qui se manifeste dès qu’il y a écart entre les intérêts du groupe social et les objectifs de l’institution ou entre ceux-ci et ses résultats, ce qui constitue un grave danger pour la société.

Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1988, Le Passeur, p. 195-196.