Michel Lord

Essai. Québec, Nuit blanche éditeur, coll. Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise, 1995, 361 pages. ISBN : 9782921053471

Dans le sillage de son Anthologie de la science-fiction et du fantastique québécois contemporain (1988) et de son étude sur la tradition littéraire québécoise, En quête du roman gothique québécois 1837-1860 (1994), entre autres, Michel Lord se livre à une réflexion approfondie, tant théorique qu’appliquée, sur la poétique du discours fantastique. Selon le chercheur, le fantastique pose la question de la croyance et de l’incroyance, véhiculée par les aspects psychologique, idéologique ou culturel du texte, au sujet d’un événement étrange. « L’esthétisation du questionnement sur l’étrange forme la matière/manière du récit fantastique ». 

L’ouvrage étaye cette définition du fantastique selon trois parties, soit le système narratif, la description de l’espace-temps et des acteurs, et enfin la dimension sociale. Le chercheur appuie son propos sur une réflexion sémiotique et bakhtinienne, ainsi que sur l’analyse de cinq nouvelles d’écrivains majeurs du fantastique québécois, choisies pour rendre compte de diverses formes de la fantasticité. « La Maison de l’éternelle vieillesse » (Les Contes de l’ombre, 1978) de Daniel Sernine et « Miroir-miroir-dis-moi-qui-est-le-plus-beau » (Le Mangeur de livres, 1978) de Michel Bélil se rangent du côté du fantastique canonique, alors que « La Bouquinerie d’Outre-Temps » (Rue Saint-Denis, 1978) d’André Carpentier, « Le Pèlerin de Bithynie » (La Mort exquise, 1965) de Claude Mathieu et « La Contrainte » (La Contrainte, 1976) de Claudette Charbonneau-Tissot rompent avec certains des codes du fantastique. Ces nouvelles présentent une thématique commune, l’apparition du double ou la répétition/transformation du même, ce qui permet de faire ressortir les variations formelles, en plus de correspondre à un motif majeur de la production fantastique québécoise. 

Avant de disséquer la logique du fantastique, Lord retrace un historique du récit fantastique en Europe et au Québec, sur lequel il s’attarde particulièrement. L’auteur revient ensuite sur les principales positions théoriques sur le fantastique (Louis Vax, Tzvetan Todorov, Irène Bessières) et déblaie le terrain des définitions relatives au genre. Lord distingue en effet trois niveaux. Ainsi, l’hypergenre dramatique commande les différents genres théâtraux, tandis que dans l’hypergénérique narratif s’inscrivent le conte, la nouvelle et le roman. Le fantastique, le policier, la science-fiction apparaissent donc des hypogenres.

La partie consacrée au système narratif détermine où se situe l’inscription de l’étrange et son fonctionnement dans le texte. La rencontre conflictuelle du réel et de l’irréel se répercute sur la forme, organisée selon des règles discursives et narratives strictes. Certes, le récit fantastique s’ordonne selon les procédures propres à l’hypergenre narratif, mais les macropropositions qui font avancer le récit (l’orientation d’ouverture, suivie de la triade complication, évaluation et résolution) dépendent d’autres séquences plus descriptives ou argumentatives pour produire un effet fantastique. Si l’étrangeté se déclenche dès la phase d’orientation, les fonctions d’évaluation et surtout de complication permettent de produire l’effet fantastique. Le récit impose, par le biais de la répétition des complications du récit, un va-et-vient entre le réel qui s’estompe et l’irréel qui s’affirme, ce qui provoque une réaction évaluative chez l’acteur. La morale, ou état final du récit, sanctionne le caractère fantastique du récit. Au contraire d’autres hypogenres, le récit fantastique « se construit comme une chaîne narrative archilogique où aucune partie ne doit venir contredire absolument l’inscription de l’improbable, mais au contraire le renforcer, même si paradoxalement le renforcement de l’étrange s’effectue par voie de résistance rationnelle à l’étrange. »

La seconde partie se consacre à la description, sur les plans de la focalisation (interne et externe) et d’un cadre spatio-temporel marqué par la duplication du monde. La focalisation peut s’effectuer par un « il » distancié, mais collé à l’observation de quelque chose, ou encore un « je » collé à la chose décrite, mais distancié par le fait que l’observateur décrit après coup ce qu’il a vu. « L’acteur finit toujours par avoir l’air d’être dans un espace qui, s’il n’apparaît pas vraisemblable au premier coup d’œil, finit indubitablement par s’imposer à son regard et à ses sens ». Le descripteur transmet une information sur un objet, comme dans le récit réaliste, ce qui permet de copier le réel. Toutefois, à l’encontre du réalisme, il partage aussi une évaluation sur la nature de ce phénomène. C’est par des procédés d’ancrage et de désancrage de la réalité première, souligne Lord, que le va-et-vient entre le réel et l’irréel est imposé. Il peut s’agir d’une description du type « voir » (le flou, le géométrique, etc.) ou de type « dire » (écrire, acte de parole, se dire, etc.). Les transformations des personnages au fil des séquences narratives, tout comme leur portrait moral, influencent aussi la fantasticité du récit. Enfin, d’autres procédures descriptives contribuent au fantastique, telles que le titre et le thème-titre, généralement basé sur une dimension spatio-temporelle problématisée par l’apparition de l’étrangeté – d’où les techniques du flou ou du déformé.

La dernière partie se penche sur l’élément central au récit fantastique, soit la dimension argumentative du questionnement, son dialogisme. Pour être fantastique, le fantastique doit en effet comporter un discours de la résistance externe (dialogue entre les acteurs) ou interne à l’acteur (discours de pensée, dialogue avec soi). Ces paroles véhiculent les aspects culturel, religieux, philosophique, scientifique ou autres sous-tendant le questionnement quant à l’étrangeté disposée dans le texte. Le récit relaie la relation conflictuelle entre un sujet individuel et l’incroyable, et entre le sujet et les acteurs qui relaient la conscience sociale ; il soutient un discours de remise en question de la représentation du monde. 

Le terme du récit, ou sanction, réunit toutes les composantes du récit fantastique ; l’acteur doit admettre l’imposition de l’étrange dans le monde réel. « À ce titre, le récit fantastique pourrait bien se caractériser par le fait que des hétérénomies radicales se livrent un combat que la seule action de l’écriture peut conduire, mais sans jamais le faire cesser tout à fait. »

Source : Beaulé, Sophie, L'ASFFQ 1995, Alire, p. 215-217.

Références