Lise Morin

Essai. Québec, Nuit blanche éditeur, coll. CRÉLIQ – Études, 1996, 301 pages. ISBN : 9782921053600

Un an après avoir publié l’importante étude de Michel Lord, La Logique de l’impossible. Aspects du discours fantastique québécois, Nuit blanche éditeur poursuit ses explorations théoriques avec l’étude de Lise Morin. L’essayiste, dont la réflexion s’appuie sur les approches narratologique et sémiotique, compare les caractéristiques du fantastique canonique, issu du XIXe siècle, et celles du néo-fantastique plus récent. Pour ce faire, elle propose l’étude de seize nouvelles publiées entre 1960 et 1985, qu’elle assortit de nombreux tableaux. Le corpus rassemble ainsi des textes d’écrivains pratiquant le genre de façon soutenue (Jacques Brossard, par exemple) ou épisodique (Gaétan Brulotte). Il compte par ailleurs cinq œuvres de femmes (telle que Claudette Charbonneau-Tissot). Enfin, il se divise également entre les deux registres fantastiques, ce qui permet de mieux en explorer les particularités sur les plans linguistique, idéologique et narratif. 

Le premier chapitre, intitulé « Sur la trace des inquisiteurs », revient sur les différentes théories relatives au fantastique. Morin examine les approches anthropologique, sociocritique et esthétique, par exemple. À la suite de Michel Lord, Jean Fabre et Irène Bessière, Morin définit le fantastique comme une mosaïque de discours conflictuels, dont certains accréditent l’existence de faits insolites et d’autres la démentent par des explications rationnelles. Le genre les reproduit dans leurs contradictions, sans désigner la suprématie de l’un sur l’autre, conservant ainsi la marque du problématique. Le fantastique canonique exacerbe la tension qui oppose le témoin au monde et provoque chez lui une réflexion existentielle intense. Paroxystique, il véhicule une fatalité brute. Le néo-fantastique se situe plutôt du côté du hasard ou de l’absurdité. Il met en scène un événement inhabituel, présenté comme le fruit du hasard ; le personnage s’en accommode et y répond par l’action. Les normes et les lois assurant l’ordre deviennent élastiques, ce qui se traduit par une banalisation de l’insolite. Si les deux registres s’opposent sous divers aspects, on ne note aucune discontinuité entre eux. 

« De la séduction en littérature fantastique », le chapitre suivant, se concentre sur la grammaire textuelle par l’analyse des éléments linguistiques, narratologiques et rhétoriques présents dans les textes. Morin s’attarde d’abord sur la modélisation – ou locutions introductives qui atténuent ou restreignent la portée de l’assertion – et les connotateurs de fantasticité (la surprise devant un fait surnaturel, par exemple). Les nouvelles à l’étude confirment la spécificité du fantastique fondée sur le questionnement autour de l’inadmissible. Tandis que les textes qui relèvent du fantastique canonique contiennent des connotateurs d’ordre cognitif et affectif à saveur dysphorique, ceux qui s’inscrivent dans le néo-fantastique présentent des évaluations euphoriques ou neutres. La subjectivité idéologique apparaît par le biais des inscriptions ironiques dans ce dernier registre. 

L’essayiste étudie ensuite la narration, souvent à la première personne et tenue par le protagoniste, la focalisation, axée sur l’intériorité, de même que la présence d’une figure rationnelle. Il s’agit là de « l’armature fantastique ». D’une écriture ritualisée, les récits canoniques emploient davantage les procédés rhétoriques que le registre néo-fantastique. Le narrateur s’assure d’un équilibre entre l’objectivité, assurée par les connotateurs de type objectifs, et la subjectivité relayée par les connotateurs de type affectifs. Par contre, le néo-fantastique se soucie moins de justification, ce qui résulte en une utilisation des techniques persuasives plus désinvolte. Ce registre affiche aussi son ludisme par la distance qu’il institue entre le discours et l’histoire, de même que la substitution de la peur par l’humour, l’ironie ou l’indifférence. Son écriture apparaît donc déritualisée, inventive. 

Le troisième chapitre, « Le procès fantastique : métamorphose et questionnement », emprunte la méthode des programmes narratifs d’Algirdas Julien Greimas pour analyser la structure des textes. Dans un second mouvement, il s’appuie sur le code herméneutique élaboré par Roland Barthes pour comparer la relation à l’énigme qu’entretiennent le fantastique et le policier. Il ressort des analyses que le fantastique canonique présente une disjonction entre le sujet et l’objet qui s’exprime par la dépossession ou la renonciation ; les événements s’enchaînent par l’effet de la fatalité. La forme moderne, pour sa part, s’inscrit sous le signe du hasard, car il opère plutôt par la conjonction, c’est-à-dire l’appropriation ou l’attribution (d’un pouvoir insolite, par exemple). Dans les deux registres, les humains apparaissent des sujets partiels, réduits au rang d’objets, tandis que les créatures fantastiques se révèlent des sujets pleins. De plus, l’humain subit une aliénation, ce qui provoque l’impression d’une conduite privée de logique ; le fantastique souligne l’absurdité de la conduite humaine. Par ailleurs, les récits fantastiques inscrivent dans leur intrigue la figure de l’enquêteur, en particulier dans le registre canonique. Alors que le fantastique canonique se pose dans le prévisible, conclut Morin, le néo-fantastique opte quant à lui pour l’improvisation, avec l’enchaînement aléatoire des épisodes et l’absence de règles liées à la présence de l’enquêteur, par exemple.

« La transmutation du sens », ou dimension idéologique du texte fantastique, fait l’objet du dernier chapitre. Morin y analyse le code logique, qui rend compte de la fantasticité du texte, le code culturel, ou discours sur le monde, ainsi que la conception du littéraire véhiculés par les œuvres. L’étude de ces codes montre combien le fantastique subvertit les modes de représentation du réel. Le statut de l’événement improbable englobe autant le surnaturel, la pensée mythique ou magique, que l’improbable dans les deux courants ; seul diffère le traitement de l’insolite. Du côté traditionnel, l’agent fantastique est non humain, tandis qu’il est d’origine humaine du côté néo-fantastique. Morin note que les œuvres – canoniques ou modernes – s’appuient sur une idéologie plutôt conventionnelle, mais qu’elles provoquent une rénovation de l’image du littéraire. En effet, les textes analysés contiennent des figures de l’activité littéraire, que ce soit les inscriptions qui relèvent du sujet ou celles qui émanent du monde extérieur. Les œuvres questionnent la séparation entre le monde (le « réel ») et l’écriture (le « fictif ») ; « la mise en récit d’un événement qui se situe aux confins du possible débouche tout naturellement sur l’examen des limites de la représentation littéraire » (p. 251). Le registre canonique, par la cohésion qu’il imprime au récit, propose une esthétique du plein, du continu. Parce qu’il présente une construction plus libre, le néo-fantastique participe au contraire d’une esthétique du discontinu. 

Le fantastique canonique et sa forme moderne, malgré leurs différences, constituent bien deux versants d’une même volonté, celle de représenter l’inconcevable, d’illustrer la vulnérabilité humaine.

Source : Beaulé, Sophie, L'ASFFQ 1996, Alire, p. 231-233.