Jean-Pierre April

Parution : imagine… 61, Sainte-Foy, 1992, p. 75-118.
Réédition : Nous les Martiens 22, Paris, 1992, p. 5-30.

La science-fiction moderne est un monstre omnivore difficile à ranger dans une catégorie délimitée, puisqu’elle emprunte à diverses catégories. Née de l’utopie, de la satire, du fantastique et du merveilleux, nourrie à la mythologie et à la vulgarisation (pseudo-) scientifique, elle s’est, à partir des années 1960, tournée vers de nouvelles thématiques, de l’écologie au féminisme, en passant par la politique et les pratiques ultra-littéraires. Au point d’en attraper une indigestion. Au point de verser dans l’autophagie. Au point de devenir la banque alimentaire d’un monstre plus jeune et encore plus polyvalent : le postmodernisme.

Définir ce monstre est pour le moment impossible, à cause de son éclectisme et de notre manque de recul. On peut cependant tenter de le caractériser. Certains l’ont fait à travers des auteurs et des œuvres exemplaires, d’autres en l’opposant systématiquement au modernisme à l’aide de dichotomies du typparadigme/syntagme, immanence/transcendance, etc., mais l’auteur préfère le recours à des paramètres récurrents chez les spécialistes : contes­ta­tion, ironie, déconstruction, individu, métalittérature, néo-baroque, voilà, écrit-il, « les éléments de ma définition ambiguë, homogène, ouverte et fragmentée, comme le postmodernisme lui-même » (p. 87).

Aucun écrivain québécois de science-fiction ne s’étant réclamé du postmodernisme, et aucun critique n’y ayant associé un auteur, il n’est pas question de rechercher des œuvres ou des auteurs québécois typiquement postmoder­nistes, ni de laisser croire qu’un écrivain aurait plus ou moins de mérite selon qu’on l’intégrerait au prémodernisme, au modernisme, au postmodernisme ou à un hypothétique post-postmodernisme. Le but d’April est simplement de voir si un échantillon significatif de textes de la science-fiction québécoise des années 1980 est perméable aux paramètres précités. Pour éviter un choix arbitraire de textes, il s’en tient à des nouvelles déjà choisies par des antho­logistes bien connus : Jean-Marc Gouanvic (SF • Dix années de science-fiction québécoise), Michel Lord (Anthologie de la science-fiction québécoise contemporaine), et André Carpentier (Dix nouvelles de science-fiction québécoise). Au total, 39 nouvelles de 26 auteurs, dont ne sont évi­demment abordées que celles qui illustrent les paramètres retenus.

Après avoir procédé à cette illustration, l’auteur conclut que les exemples sont suffisamment nombreux pour qu’on admette « qu’une large partie de la science-fiction québécoise contemporaine se caractérise par son postmoder­nisme » (p. 108). Il note cependant qu’un handicap majeur affecte le contact de la science-fiction québécoise avec le postmodernisme : l’esprit de sérieux respectant les grands modèles classiques, et la croyance dans la valeur heuris­tique des spéculations poussant certains « à voir dans la pseudo-science un concept aussi rigoureux et crédible que la science elle-même, [ce qui les amè­nerait] à considérer le plus sérieusement du monde des notions aussi anti-scientifiques que le voyage dans le temps ou les univers parallèles » (p. 109). On se méfierait trop de l’humour et de la parodie, on serait tellement asservi au rapport à la réalité qu’on ne serait même pas encore sensible au moder­nisme. Quant à ceux qui rejoignent le postmodernisme, c’est peut-être parce qu’ils appartiennent à une génération formée à une époque de remise en question générale ; ou parce qu’ils occupent une position excentrique par rapport aux littératures anglo-saxonne ou française, jouissant ainsi de cette distance qui favorise la parodie et la méta-fiction ; ou parce qu’ils vivent dans une pseudo-confédération qui serait elle-même postmoderne. L’essentiel, en tout cas, c’est la naissance d’une nouvelle forme de récit, « un récit qui interroge l’habituelle quincaillerie thématique et narrative de la science-fiction, un récit qui n’est plus branché sur la conquête spatiale ou technologique, mais sur le moi de l’écrivain et de son personnage, qui tous deux sont en proie au doute car, si l’univers est un simulacre, peut-être le sont-ils aussi, comme nous tous… » (p. 111).

Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1992, Alire, p. 212-213.