Georges Desmeules

Parution : Québec français 104, Sainte-Foy, 1997, p. 81-84.

L’utopie québécoise existe. Le diptyque composé de Jean Rivard, le défricheur et de Jean Rivard, économiste est l’exemple le plus probant, mais il n’est pas entièrement isolé dans la production romanesque canadienne d’expression française. Desmeules examine la veine utopique qui affleure dans quatre romans québécois du XIXe siècle et du début du XXe siècle, tout en prétendant les relier à un certain courant anglo-saxon. Les auteurs en question décrivent un lieu idéal, à la fois pour dénoncer les imperfections du présent et pour témoigner de leurs craintes à l’égard d’un futur qui ne se conformera sans doute pas à leur version du progrès. Desmeules emploie les définitions de Bouchard, pour l’utopie (une fiction qui met l’accent sur le sociopolitique en l’idéalisant), l’eutopie (une utopie où l’idéal proposé est positif) et la dystopie (une utopie où l’idéal décrit est négatif). Il rapproche l’utopie de l’anticipation, qui fait la promotion de nouvelles idées et d’innovations techniques.

Dans Jean Rivard (1862) d’Antoine Gérin-Lajoie, un jeune Canadien français se fait défricheur, fonde un village où s’allient les vertus de l’industrie et de la religion et devient le maire, puis le député de la ville qui portera son nom. Desmeules note le choix du lieu loin de la véritable industrie urbaine et des paroisses populeuses, ce qui permet d’édifier une société paradisiaque. Il relève cependant une tendance à la misanthropie, ainsi que le paternalisme étouffant que Jean Rivard finira par exercer…

Dans Charles Guérin (1852) de P.-J.-O. Chauveau, un orphelin est floué de son héritage, mais il retrouve providentiellement son frère disparu et fonde avec lui une nouvelle paroisse pour retenir les jeunes songeant à émigrer aux États-Unis. Desmeules relève encore une fois le désir d’autarcie et l’éloge de la soumission à une figure paternelle bienveillante dans un cadre religieux, mais il distingue aussi une apologie de la finesse en affaires et, dans une certaine mesure, du modèle américain qui attire tant les jeunes Canadiens français.

Dans Robert Lozé (1903) d’Errol Bouchette, le frère de Robert Lozé est un inventeur de retour des États-Unis ; ensemble, les frères Lozé fondent une nouvelle ville industrielle où les travailleurs restent soumis à l’Église. Desmeules souligne le rôle messianique joué par Robert Lozé et le combat mené contre l’individualisme qui contraste avec l’accueil réservé à plusieurs autres éléments du modèle américain.

Dans Pour la patrie (1895) de Jules-Paul Tardivel, le docteur Joseph Lamirande lutte en 1945 contre un projet d’union des provinces canadiennes en prônant plutôt l’indépendance du Québec. Ses adversaires sont pour la plupart des francs-maçons et satanistes. Lamirande sera la figure tutélaire du Québec indépendant, où régnera sans partage l’institution ecclésiastique. Desmeules dépeint Lamirande comme poussant à l’excès les traits du héros fondateur et autoritaire, associé au triomphe du dogme religieux.

Desmeules conclut qu’il serait intéressant de procéder à une relecture de ces romans pour en dégager une critique potentielle, par la bande, des sociétés idylliques qu’ils proposent. La clé serait l’adoption d’un nouveau point de vue qui ne serait forcément pas celui du dirigeant éventuel de ces paradis hypothétiques. 

Source : Trudel, Jean-Louis, L'ASFFQ 1997, Alire, p. 207-208.