Élisabeth Vonarburg

Parution : Solaris 102, Hull, 1992, p. 59-66.

Sans prétention à l’objectivité, ce texte est rédigé du point de vue de l’écrivaine plutôt que de celui de la théoricienne. Il s’enclenche avec une définition minimale du réel : « il s’agit du monde empirique (quotidien) par­tagé par l’écrivaine et les lecteurs : l’espace, le temps, les êtres » (p. 59). Mais puisque notre conception de la réalité passe par une (re)construction des sensations en perception, le réel du texte de fiction, reproduction du monde empirique par un langage dont la vraisemblance soutient la suspension de l’incrédulité chez les lecteurs, est un réel au troisième degré. Comment s’opère cet effet de réel ? Tant la lecture que la perception sensorielle reposent sur la perception de structures et de relations entre arrière-plan et avant-plan, le tout renforcé par la structure du langage, et commandé par le principe que l’information repose sur le contraste entre du connu et de l’inconnu : voilà qui renvoie dos à dos la théorie du réalisme absolu et celle de la nouveauté radicale, la perception et la lecture n’étant possibles que par le dosage du familier et de l’étrange. Cela vaut non seulement pour la science-fiction mais aussi pour la littérature générale, dont le « novum » réside dans une vision originale du monde empirique. Affaire d’imagination, cette vision correspond à ce que l’écrivaine ressent, pense et apprend, et qu’elle veut exprimer dans un langage particulier après se l’être exprimé à elle-même.

En littérature générale, le monde empirique est celui de l’ici-maintenant et de ses variantes. La tâche de l’écrivaine consiste à voir ce qui est au niveau de l’individu, ou à reconstituer ce qui était, ce qui ne va jamais sans une certaine déformation. Ce monde est familier aux lecteurs et fait l’objet d’un vaste consensus qui peut toutefois varier selon les contextes culturels, comme varie également la réalité psychique des individus, qui est elle aussi objet d’un consensus. Comment se fabrique alors la réalité littéraire parallèle qui soutient la vraisemblance ? La vision extérieure de l’écrivaine réside dans le choix des points de la réalité empirique que les lecteurs connecteront en un dessin signifiant. Sa vision intérieure consiste à comprendre correctement ses propres relations avec la réalité consensuelle de sa culture, à choisir les points définissant sa propre vision et à les mêler aux premiers de façon à ce que les lecteurs reconstituent le dessin qui leur permettra de retrouver la vision de la réalité consensuelle propre à l’écrivaine.

Après une comparaison entre quatre modalités de correspondance ou de non-correspondance entre auteur et lecteur le long de la « courbe de réalité consensuelle », et après avoir suggéré que dans la poésie moderne l’espace-temps devient exclusivement celui de la page, sinon de la ligne, l’auteure entre­prend ensuite de décrire comment les choses se passent dans le cas de la science-fiction. Ce que celle-ci a de spécifique par rapport à la littérature générale et à la poésie, c’est la vision intérieure, qui diffère « par l’étendue de l’imagination, sa structuration et la complexité des diverses prises de conscience nécessaires » (p. 61). Cela est d’abord dû au fait que l’écrivaine de science-fiction, contrairement à l’auteure de littérature générale, ne peut pas se permettre de ne pas avoir lu les œuvres canoniques du genre. De plus, si la science-fiction est « de la fiction avec des éléments scientifiques » (p. 61-62), cela l’oblige à raconter des histoires, de sorte que, passé un certain seuil de cohérence narrative, elle n’a plus d’existence autonome. La science fonctionnant autant sinon plus comme approche et méthode que comme contenu dans cette littérature du et si ?, celle-ci est tissée des réflexions/ images/situations suscitées par les sciences et technologies, voire par l’avan­ce­ment des connaissances en général, lequel doit donc faire partie de la conscience de l’écrivaine. 

Une troisième raison découle du rapport de la science-fiction au changement : un récit de science-fiction « raconte en général l’histoire de personnes et/ou de sociétés confrontées à des changements d’ordre scientifico-technologiques et la façon dont elles s’en accommodent plus ou moins. À l’horizon de toute histoire de science-fiction devraient en fait toujours se trouver plus ou moins les nouvelles questions posées à notre perception consensuelle de la réalité par les changements scientifico-technologiques : nouvelles visions de l’univers, de l’être humain, de sa place dans l’univers, de la relation évolutive entre le Soi et le monde, le Soi et les autres, le Soi et le Soi… » (p. 62). La tâche de l’écrivaine de science-fiction est dès lors plus complexe que celle de l’auteure de littérature générale, parce que le décor n’y est pas donné, il fait partie de l’histoire, de sorte que la relation entre les formes et les fonds sur lesquels elles se découpent pour être perçues devient assez tordue. On ne peut compter sur les lecteurs pour remplir les trous, il faut fournir toute l’information pertinente, et le faire dans une écriture de type réaliste pour rendre vraisemblable la réalité parallèle non empirique que l’on construit.

Cette réalité parallèle peut se retrouver dans une science-fiction qui ne dérange pas, c’est-à-dire qui se contente de transposer dans un décor exotique des éléments de la réalité du lecteur, ou dans une science-fiction qui dérange, où il s’agit de permettre le travail de va-et-vient du lecteur entre sa propre réalité empirique et la réalité seconde qu’il doit reconstruire et qui s’ajoute à la version personnelle de la réalité consensuelle manipulée par l’écrivaine. Il n’y aurait ainsi science-fiction qu’à partir d’un certain dosage des éléments nécessaires, la science-fiction tendant plutôt à la littérature générale lorsqu’elle comporte un dosage inverse d’éléments de celle-ci. Il y aurait par ailleurs un troisième type de science-fiction, dont le fonctionnement serait poétique et qui produirait un effet d’étrangeté que même la découverte du code ne parviendrait pas à réduire. On en trouverait l’exemple dans les nouvelles de Vonarburg dites « du Pont », de même que dans certains textes fantastiques.

Au-delà de ce type de science-fiction, existe-t-il une poésie de science-fiction ? Sans doute, mais il n’en reste pas moins que l’écrivaine de science-fiction se distingue de la poète : « à partir de l’intuition de départ (ou illumination, épi­phanie, métaphore, au choix) elle doit aussi être capable comme la scientifique de construire logiquement des expériences mentales, de cons­truire des « mo­dèles » du monde empirique, des « réalités parallèles », des planètes (sociétés, cultures, univers, créatures, machines, etc.) où l’intuition de départ fonctionne, a un sens, (ou semble fonctionner, etc., puisque nous avons donc affaire à de la fiction) » (p. 65). À l’inverse de la scientifique, l’écri­vaine n’a cependant pas à vérifier ses hypothèses, qui peuvent même être fausses, l’intérêt résidant alors dans le processus même de compréhension-connaissance, à condition que l’histoire soit auto-cohérente et, idéalement, qu’elle transforme la conscience du lecteur.

Le texte souligne en conclusion les particularités du rapport de la science-fiction avec la vraisemblance et avec le réel.

Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1992, Alire, p. 234-236.