Élisabeth Vonarburg

Parution : Les Ailleurs imaginaires, Québec, Nuit blanche éditeur, 1993, p. 205-231.
Traduction : The Reproduction of the Body in Space, dans State of the Fantastic, Westport (Connecticut), Greenwood Press, 1992, p. 59-72.

Comment les écrivains de science-fiction traitent-ils les questions de reproduction (biologique, technologique, biotechnologique), de corps, d’espace non terrestre ? Existe-t-il une différence entre les auteurs masculins et féminins dans l’exploitation de ces thèmes ? Élisabeth Vonarburg constate que la reproduction du corps dans l’espace est, en quelque sorte, la (re)production du Moi ; elle en étudie de nombreuses facettes dans l’espace non terrestre en s’appuyant sur un corpus de textes québécois et étrangers. 

Le motif du clone, et plus généralement ceux du double et du redoublement, sont importants en SF, car dans ce genre la réification des métaphores est un procédé courant.  Le motif du clone entretient avec l’outre-espace des liens privilégiés ; le fait qu’on risque de se perdre dans celui-ci favorise le questionnement sur l’identité et la finalité du Moi. C’est le cas dans « Nine Lives » (1976) d’Ursula Le Guin, « Métal qui songe » (1988) de Daniel Sernine et « Eon » (1984) de Vonarburg. Le double se rattache aussi au paradigme de la reproduction biologique, mêlée à la technologie. Le pouvoir qui permet de faire l’économie de la femme favorise la conquête de l’espace et du temps, tout comme la reconstruction de l’humanité, par exemple, mais provoque aussi le double fantastique des mutilations diverses, la folie et la mort.

L’outre-espace (le voyage et ses sous-motifs) forme un « complexe » intéressant pour ses connotations sexuelles ou maternelles, mais aussi pour les modifications qu’il apporte au rapport au Moi. Il comprend l’espace intérieur (le vaisseau spatial), l’espace extérieur et la planète but du voyage. La métaphore ascensionnelle, véritable trauma de naissance dans « Axolotl » (1953) de Richard Abernathy, devient le mouvement de la spiritualité dans Out of the Silent Planet de Clive Staples Lewis (1938). Une première différence entre les auteurs masculins et féminins apparaît dans le motif du vaisseau, qui cristallise des connotations ambivalentes de régression infantile et de fantasmes incestueux. « L’ambivalence mâle/femelle du vaisseau, plus ou moins affirmée selon les écrivains et les écrivaines, peut renvoyer aussi bien à l’image du Père qu’à l’image de la Mère ». Vonarburg note en outre des différences entre les deux sexes dans le traitement de l’interface corps vivant-technologie.

La relation entre le Moi et le vaisseau donne lieu à de nombreuses variations, d’où ressort une mutilation psychique plus ou moins profonde. Dans la nouvelle de Sernine, le Moi apparaît une prison et l’absence de l’autre est ressentie comme un enfer. La mutilation est sans doute rattachée au clonage, car cette technologie usurpe le pouvoir maternel naturel sur le temps et est donc perçue comme une fraude ; c’est le cas dans « Retour sur Colonie » (1987) de Joël Champetier. L’idée de fraude apparaît aussi dans « La Migratrice » (1987) de Francine Pelletier. Par ailleurs, le lien entre la reproduction du corps et le voyage se fait indirectement par le motif de la naissance-création, motif traité différemment selon les sexes. Ainsi, dans le sous-complexe de l’arrivée sur une nouvelle planète, l’imaginaire féminin tend à se ranger du côté de la planète et de ses indigènes. Il en va de même pour le motif de la planète à coloniser. En effet, le Moi masculin doit se distinguer de la Mère (activée par la planète) pour affirmer son appartenance au monde des hommes, tandis que le Moi féminin risque de perdre son identité en détruisant la source maternelle légitimante. L’individuation, par exemple, est difficile dans les textes étudiés de Le Guin, Pelletier et Vonarburg.

Nous vivons dans une société patriarcale, conclut Vonarburg ; il est donc plus simple pour les deux sexes de s’identifier à l’image masculine-paternelle et à ses valeurs. « Le texte écrit par un homme et qui essaie, par le biais du motif de la reproduction du corps (dans l’espace ou ailleurs), de récupérer des attributs féminins vise peut-être à permettre au Moi masculin d’avoir tout, d’exister “davantage” ; le texte écrit par une femme sur le même sujet tente peut-être simplement de permettre au Moi féminin “d’exister” tout court. » Un corpus plus important confirmerait, déclare la critique, les hypothèses avancées.

Source : Beaulé, Sophie, L'ASFFQ 1993, Alire, p. 233-234.