Guy Bouchard

Parution : imagine… 53, Sainte-Foy, 1990, p. 109-136.

D’entrée de jeu, l’essayiste rappelle que « l’utopie est le sous-genre sociopolitique de la science-fiction » (Suvin, 1977) et que les utopies écrites par des femmes constituent un phénomène nouveau qui date des années 1970. Il dénombre malgré tout 241 utopies féminines, dont 94 d’inspiration féministe, et souligne que ce courant littéraire est pratiquement absent de l’imaginaire francophone féministe. Pourtant, l’apparition des utopies féministes contemporaines pourrait correspondre, selon Carol Kessler, à l’émergence d’un nouveau paradigme culturel. Puis, Guy Bouchard aborde le véritable propos de son essai : situer La Servante écarlate de Margaret Atwood dans cette production et cerner les enjeux du roman.

Dans un premier temps, il analyse la dimension sociopolitique (une monothéocratie totalitaire), économique (empêchement des femmes à accéder au marché du travail et à la propriété) et culturelle (religion d’État puritaine et réfractaire à toute inorthodoxie) de la République de Giléad. Mais plus encore, c’est la fonction reproductrice qui, jointe au statut social et à l’orthodoxie ou à son contraire, détermine la fonction sociale. L’essayiste montre aussi que le roman d’Atwood met en perspective trois sociétés : giléadienne, bien sûr, mais aussi prégiléadienne et post-giléadienne.

Dans un second temps, il établit que La Servante écarlate est une dystopie féministe instable. Il entend d’ailleurs s’appuyer sur ces trois caractéristiques majeures du roman de Margaret Atwood pour débouter les quelques critiques négatives formulées dans les 29 comptes rendus qu’il a répertoriés. Dystopie : l’accent étant mis, dans une utopie, sur les idées sociopolitiques et l’action y jouant un rôle secondaire, Bouchard considère injustifiées les remarques concernant le caractère trop didactique et le manque d’action de ce roman. 

Dystopie féministe : le choix d’Offred comme narratrice est parfaitement défendable, même si son point de vue est limité, car il permet à la romancière de mettre en œuvre la thèse féministe en démontrant que « le domaine dit privé est en fait public, que le personnel est politique ». En outre, le manque d’information sur la structure sociopolitique de Giléad découle d’une stratégie consciente de l’auteure dont le féminisme, tout en étant radical, se veut également humanitaire car il ne rejette pas a priori les hommes. 

Dystopie féministe instable : l’instabilité de cette dys­topie invalide les deux reproches exprimés à l’endroit de La Servante écarlate, à savoir que ce roman constitue une apologie du présent et pèche par l’absence d’une troisième solution. En effet, l’essayiste démontre que la nostalgie d’Offred pour notre époque n’est, en fait, qu’une stratégie révolu­tionnaire. En outre, la société de 2195 ne représente pas un idéal positif car les tendances néfastes du présent, notamment le sexisme, n’ont pas été éliminées comme le laisse voir l’attitude méprisante du professeur Pieixoto face au récit d’Offred.

Bouchard conclut en faisant valoir ce qui fait l’originalité de l’œuvre d’Atwood. La romancière canadienne-anglaise a introduit le féminisme dans la dystopie, s’appropriant un champ réservé exclusivement jusque-là aux grandes utopies masculines du XXe siècle, tandis que la plupart des utopies féministes sont eutopiques. Bien plus, Atwood propose une dystopie instable (passage de la société giléadienne à une péri-utopie, la société de 2195) qui, tout en traduisant son optimisme et, partant, son affiliation aux eutopies féministes, se distingue des dystopies masculines marquées par la stabilité.    

Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1990, Logiques/Le Passeur, p. 206-207.