Gilbert Maggi

Parution : Chroniques 26, Montréal, 1977, p. 37-64.

Gilbert Maggi estime qu’on peut regrouper la majeure partie des récits de science-fiction parus entre les débuts du genre (avec Jules Verne en 1865) et les années 1970 en quatre catégories : l’anticipation rationnelle, les utopies (et anti-utopies), la science-fiction réduplicative et la speculative fiction. L’essayiste note que faute d’intégrer la science et ce qu’elle engendre, le changement, les utopies de la Renaissance ne sont pas encore de la science-fiction. Le monde idéal qu’elles présentent semble figé dans un éternel présent où le passage d’un type de société à un autre n’est pas encore envisageable. En se constituant en discipline, la science va préparer les grandes révolutions industrielles et ouvrir la voie à l’anticipation et à la prospective.

Les quatre catégories de science-fiction proposées par Maggi correspondent à l’évolution du genre – qui ne deviendra, en fait, genre littéraire qu’à partir du moment de sa vaste diffusion surtout aux États-Unis, à la fin des années 1920 – sur près d’un siècle. L’anticipation rationnelle a comme figure de proue Jules Verne qui inaugure le roman de la science. Elle s’inscrit « dans le courant optimiste de la fin du XIXe siècle d’une science libératrice à même de pouvoir régler tous les problèmes de l’humanité ». La Journée d’un journaliste américain au XXIXe siècle de Verne est représentatif de cette catégorie d’œuvres qui perçoivent « rarement les rapports science/société de façon dialectique ». Le discours critique qu’elles véhiculent parfois met moins en cause le système capitaliste que la nature même de l’homme artisan de son propre bonheur ou de son propre malheur.

À la phase prospective optimiste succède une phase plus critique, voire anti-scientiste, qui dénonce les effets de la science et de la technologie sur la société. Cette prise de conscience d’un aspect important du capitalisme, l’industrialisation de la science, favorise l’émergence des utopies que Maggi subdivise en trois groupes : l’utopie à la Thomas More, l’anti-utopie et l’utopie régressive. L’utopie majeure du XXe siècle est La Nébuleuse Andromède d’Ivan Efremov (1957-1958) en raison de la constante évolution du monde nouveau qu’elle met en jeu qui ne va pas sans la naissance d’un nouvel homme. Mais les anti-utopies qui démasquent les illusions d’un monde supposément idéal sont plus nombreuses. L’essayiste déplore que ces œuvres s’attachent aux effets pervers du capitalisme ou du socialisme plutôt qu’aux mécanismes du mal. Quant à l’utopie régressive, elle est une utopie à rebours qui prône un retour au passé, qui va à contre-courant de l’histoire dans l’espoir de retrouver un état antérieur à celui de la civilisation qu’elle dénonce. The Waveries de Frederic Brown et Marée montante de Marion Zimmer Bradley illustrent cette idéologie.

La science-fiction réduplicative, qui se développe concurremment avec les utopies, réunit les récits d’aventures ayant pour cadre le futur (space opera) ou le passé (heroic fantasy) « qui ne font que reproduire dans un décor différent les composantes du monde bourgeois ». Reflet de la toute-puissance de l’impérialisme américain, le space opera exalte l’individu, l’idéal démocratique américain et le conformisme et il présente l’extraterrestre comme un monstre. L’heroic fantasy, mélange de science-fiction et de merveilleux, se tourne souvent vers des civilisations disparues pour permettre à l’homme de se donner les attributs d’un dieu. La science n’ayant pas tenu ses promesses, « c’est par un recours à des procédés merveilleux (sorcellerie, magie) que l’homme peut espérer atteindre à une mythique immortalité ».

Enfin, la speculative fiction, qui voit le jour à partir des années soixante, se caractérise par sa forme novatrice, son écriture éclatée et un ton volontiers blasphématoire et provocant. Philip K. Dick compte parmi ses représentants les plus illustres. Nourrie par le courant contre-culturel, la speculative fiction parle du présent davantage que du futur, explore le monde intérieur de l’homme et reflète un monde schizophrénique divisé entre deux réalités : « la réalité dite normale (imposée et régie par le désir capitaliste) et une réalité autre mue par la puissance du désir ». Ce qui fait dire à Gilbert Maggi qu’elle « est sans doute le produit de la décadence du système capitaliste qui secrète ses derniers anti-corps ».

Source : Janelle, Claude, Les Années d'éclosion (1970-1978), Alire, 2021, p. 443-445