Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2024, 162 pages.
Résumé
Après la révolution bolchévique, le contexte de guerre civile engendre une crise économique qui oblige l’État à instaurer, en 1921, la NEP (nouvelle politique économique), une politique qui libéralise temporairement l’économie jusqu’en 1928 et s’accompagne d’une grande effervescence artistique et littéraire. Peu à peu s’imposent toutefois le pouvoir de Staline et, avec lui, une bureaucratisation de la vie artistique, manifestations de l’emprise d’un régime totalitaire qui culmine dans les années 1930. C’est aussi à cette époque, soit en 1932, que l’Union des écrivains soviétiques est mise sur pied et prélude à la doctrine du « réalisme socialiste » qui sera instaurée en 1934 comme la forme d’art officielle de l’État. C’est au nom de cette doctrine que l’écrivain se voit contraint d’adhérer à une normalisation esthétique et à renoncer à ses potentialités créatrices afin de servir les idées du régime. Le roman Le Maître et Marguerite est l’occasion pour Mikhaïl Boulgakov de montrer une nouvelle vision de cette époque charnière de l’URSS, de faire le procès satirique de la bureaucratie soviétique et de critiquer le discours monologique et dogmatique issu du nouveau régime tout en renouvelant la forme romanesque. L’écrivain y emmêle le mythe et la parodie en intégrant une variété de genres et de formes ainsi qu’en proposant un éventail d’intertextes appartenant à plusieurs époques et à plusieurs cultures. Dans ce roman, le diable s’immisce dans le cadre rigide de la société soviétique et amène avec lui une vision carnavalesque de la vie et de l’art qui a ses répercussions jusque dans la forme du roman.
Chez Boulgakov, le diable rend justice à ceux qui sont accusés à tort ; il conteste l’ordre établi, rabaisse les idées dominantes, inverse les rôles, nuance les dogmes, et ce, sur un mode grotesque, en utilisant la parodie et le rire. Les mythes y sont corrompus par le carnavalesque et le sacré est joyeusement profané. Ce mémoire entreprend de faire l’analyse des représentations carnavalesques des figures diaboliques afin d’en dégager une critique adressée au régime soviétique. Le premier chapitre vise donc, d’une part, à rendre compte du contexte politique de l’Union soviétique dans les années vingt et trente et, d’autre part, à montrer en quoi le carnavalesque agencé à la figure du diable favorise une critique détournée du « monologisme » idéologique caractéristique du régime. Le deuxième chapitre se penche sur une analyse des représentations carnavalesques des diables dans le roman en relevant dans le texte certains thèmes comme la folie et la liminalité ; en approfondissant des procédés comme le rabaissement et le travestissement, ainsi qu’en analysant des chronotopes tels que le Théâtre des Variétés, le Bal de Satan et la Maison de Griboiédov. Finalement, le troisième chapitre aborde la dimension intertextuelle qui organise le roman de manière dialogique. Le roman attire ces intertextes dans sa propre économie et les diables, en tant que corrupteurs, séducteurs et falsificateurs, les dévoient sémiotiquement afin de remettre en question certaines vérités dominantes, tout en proposant des nuances quant à la conception du bien et du mal, nuances qui ont tout à voir avec une critique du contexte politique de l’époque.
Table des matières
Remerciements ii
Lexique et sigles v
Résumé vii
INTRODUCTION 1
CHAPITRE 1 : LE DIABLE ET LE CARNAVAL AU CŒUR D’UNE CRITIQUE DU MONOLOGISME EN RÉGIME SOVIÉTIQUE 15
1.1 Le contexte de l’URSS dans les années 1920-1930 16
1.1.1 Les débuts du régime soviétique (communisme de guerre et NEP) 16
1.1.2 Le « Grand tournant » et la terreur stalinienne 20
1.1.3 Les politiques littéraires en URSS 23
1.2 Bakhtine et le monologisme 27
1.2.1 Le dialogisme 33
1.2.2 Le carnavalesque 35
1.3 La carnavalisation du diable 40
1.3.1 Le Moyen Âge et l’invention du diable 41
1.3.2 Une tradition populaire du diable 46
CHAPITRE 2 : LES REPRÉSENTATIONS CARNAVALESQUES DU DIABLE DANS LE MAÎTRE ET MARGUERITE 56
2.1 Woland et ses sbires 59
2.1.1 Woland 60
2.1.2 Koroviev (ou Fahoth) 65
2.1.3 Béhémoth 68
2.1.4 Azazello 72
2.1.5 Hella 74
2.2 Les chronotopes carnavalesques et leurs fonctions 78
2.2.1 Horizontalité et théâtre (Le Théâtre des Variétés) 83
2.2.2 L’esthétique du banquet (Le bal de Satan) 88
2.2.3 L’incendie (Maison de Griboiédov) 91
2.2.4 Carnaval et liminalité 97
2.3 La folie 100
2.3.1 Quand la folie devient sagesse 102
2.3.2 La décollation carnavalesque 105
CHAPITRE 3 : LA DIMENSION INTERTEXTUELLE DU MAÎTRE ET MARGUERITE 110
3.1 L’intertextualité : tour d’horizon terminologique 111
3.2 L’intertextualité du Maître et Marguerite 116
3.2.1 La littérature russe classique et le rôle de la mémoire 117
3.2.2 Le mythe de Faust et le créateur dissident 120
3.2.3 La Bible et la double structure narrative 127
3.3 La diabolie intertextuelle : imiter pour mieux transformer 135
CONCLUSION 146
Bibliographie 152
