Laura Iseut Lafrance St-Martin

Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2023, 273 pages.

Résumé
L’essai On Fairy-Stories (1947) de J.R.R. Tolkien est l’un de ses textes académiques les plus cités. L’essai est généralement défini comme une réflexion sur son processus de création et sur ses choix esthétiques. Plusieurs chercheur·se·s important·e·s des études tolkieniennes (notamment Shippey, Flieger et Anderson) notent que On Fairy-Stories est difficile d’approche, notamment à cause de son manque de ligne directrice et de la posture ludique que Tolkien adopte dans son écriture. Ces spécificités du texte font en sorte que le propos du texte semble incertain.

Dans ce contexte, cette thèse propose d’interpréter On Fairy-Stories en partant de l’idée que l’essai porte avant tout sur l’influence des expériences vécues dans les Mondes Secondaires sur notre rapport au monde. En ce sens, cette thèse présente les résultats d’une analyse herméneutique (selon la méthode de Yves Citton) qui répond à la question suivante : quel modèle sémiotique du plurimonde et de la réception des Mondes Secondaires peut-on construire à partir de l’essai On Fairy-Stories (1947) de Tolkien? Pour ce faire, l’essai de Tolkien est mis en dialogue avec deux approches théoriques : le sémiopragmatisme états-unien et la théorie spinoziste des affects.

Cette thèse vise donc à construire un modèle sémiotique à partir des concepts proposés par Tolkien dans On Fairy-Stories. Elle s’appuie particulièrement sur les concepts de Mondes Primaire et Secondaire, d’Enchantement et de Recouvrement. Le résultat de la recherche se nomme : le modèle tolkienien du plurimonde. Au fil de la progression de la thèse, il sera montré que les Mondes Secondaires participent à l’expérience humaine et que, en tant que tels, ils sont réels. À l’aide des pensées de C.S. Peirce et William James, la thèse développe une vision du réel au sein de laquelle plusieurs types de mondes (Primaires et Secondaires) cohabitent, mais qui présentent des degrés d’actualités variables en fonction de la sémiose de l’interprète. Le concept tolkienien d’Enchantement représente le moment où le Monde Secondaire est interprété en lui-même, c’est-à-dire qu’il est complètement actuel d’un point de vue sémiotique. Nous désignons « plurimonde » l’écosystème formé du Monde Primaire et les Mondes Secondaires d’un individu. Au sein du plurimonde, les mondes peuvent entretenir divers liens entre eux. Plus précisément, les mondes peuvent se superposer, c’est-à-dire que les habitudes interprétatives développées dans un Monde Secondaire peuvent servir à donner du sens au Monde Primaire.

La thèse montre aussi que les expériences vécues dans les Mondes Secondaires mobilisent le corps de l’interprète. En ce sens, l’individu est affecté corporellement par ce qu’il·elle vit dans le Monde Secondaire. Suivant l’approche spinoziste, les affections vécues dans un Monde Secondaire ont la capacité de modifier la puissance d’agir des individus et permettent de développer de nouvelles connaissances sur le fonctionnement de leurs corps lorsqu’ils entrent en contact avec certains signes. Par la suite, le vécu affectif secondaire peut se transférer au Monde Primaire avec la réactivation des expériences, par l’imagination. Ainsi, l’individu peut profiter de la modification de sa puissance d’agir, même en dehors de l’expérience elle-même. Selon la lecture deleuzienne de Spinoza, l’imagination représente une force, puisqu’elle permet de comprendre le fonctionnement de notre corps et de cultiver notre agentivité. Les expériences secondaires offrent ainsi aux individus l’opportunité de renégocier leur rapport au Monde Primaire, notamment à travers l’effet de Recouvrement.

Finalement, cette thèse démontre que les individus possèdent une certaine liberté dans la mise en forme de leur monde. Les « mondes » étant le résultat de l’organisation sémiotique à partir de l’expérience pure, il en résulte qu’il est possible d’organiser autrement les mondes. En prenant conscience de l’espace de liberté que les individus possèdent dans la mise en forme des mondes, et en faisant usage des transferts sémiotiques et affectifs potentiels entre les mondes, cette thèse affirme, en dernière analyse, que les Mondes Secondaires peuvent servir à changer, ou plutôt, à réenchanter le Monde Primaire.

Table des matières
Liste des figures viii
Liste des tableaux ix
Résumé x
Abstract xii

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 : POUR UNE ANALYSE SÉMIOTIQUE DE ON FAIRY-STORIES 12
1.1 On Fairy-Stories 12
1.1.1 Contexte de rédaction de l’essai 12
1.1.2 Différentes versions de l’essai 14
1.1.3 Contenu de On Fairy-Stories 15
1.1.3.1 Fairy-Story 16
1.1.3.2 Origins 17
1.1.3.3 Children 19
1.1.3.4 Fantasy 20
1.1.3.5 Recovery, Escape, Consolation 21
1.1.3.6 Epilogue 22
1.1.4 Critiques et réceptions 23
1.2 Utilisations de On Fairy-Stories dans les études sur Tolkien 24
1.2.1 On Fairy-Stories comme réflexion sur la démarche artistique de Tolkien 27
1.2.2 Texte fondateur pour la théorie de la fantasy 27
1.2.3 Textes présentant diverses idées de Tolkien 29
1.2.4 Point de départ de la thèse : On Fairy-Stories, plus qu’un modèle des contes de fées 30
1.3 Projet de la thèse 34
1.3.1 Questions de recherche 34
1.3.2 Méthodologie 35
1.3.2.1 Corpus 36
1.3.2.2 Herméneutique classique 36
1.3.2.3 Herméneutique pragmatiste 39
1.3.2.4 Méthodologie de la thèse 47
1.3.3 Cadre théorique 49
1.3.3.1 Pragmatisme états-unien 50
1.3.3.2 Théorie spinoziste des affects 54
1.3.4 Limites du projet 58
1.4 Conclusion 59

CHAPITRE 2 : DU MODÈLE DES MONDES SECONDAIRES 62
2.1 La distinction entre Création et Subcréation 63
2.1.1 Une question théologique 64
2.1.2 L’acte créatif à l’échelle humaine 65
2.2 La distinction entre le Monde Primaire et les Mondes Secondaires 67
2.2.1 La question de la réalité 67
2.2.2 La différence ontologique 70
2.3 Magie et Enchantement : distinction et complémentarité 71
2.3.1 L’équivocabilité de la Magie 72
2.3.2 L’Enchantement comme processus 76
2.3.3 L’Enchantement comme état sémiotique 77
2.4 Les transformations sémiotiques 79
2.4.1 Recouvrement 80
2.4.2 Évasion 81
2.4.3 Consolation 82
2.5 Conclusion 84

CHAPITRE 3 : DES THÉORIES DES MONDES IMAGINAIRES 86
3.1 La question de la fiction 87
3.1.1 L’antique débat sur la valeur de la fiction 88
3.1.2 Le simulacre et la mimésis 92
3.1.3 La théorie logique de la fiction 96
3.2 La théorie des mondes possibles 99
3.2.1 La fondation logique de la théorie des mondes possibles 99
3.2.2 La transformation de la théorie des mondes possibles : vers une théorie de la fiction 101
3.2.3 L’étude des mondes possibles fictionnels 102
3.3 La théorie des mondes imaginaires : vers une approche tolkienienne 109
3.3.1 Une approche transmédiatique 109
3.3.2 L’approche de Wolf et du World Building Institute 110
3.3.3 Les mondes imaginaires et les paracosmes 113
3.4 Conclusion 117

CHAPITRE 4 : DU MODE D’ÊTRE DES MONDES SECONDAIRES 120
4.1 Le sémiopragmatisme états-unien 120
4.1.1 Définition triadique du signe 121
4.1.2 L’interprétant et la sémiosis infinie 124
4.1.3 L’interprétant et l’habitude interprétative 127
4.2 La philosophie de l’expérience de James 128
4.2.1 L’empirisme radical 129
4.2.2 L’approche jamesienne 132
4.3 L’expérience comme mode d’existence 137
4.3.1 Le Monde Secondaire comme lieu d’expérience 137
4.3.1.1 La distinction entre le Monde Primaire et les Mondes Secondaires 139
4.3.1.2 L’interprétant secondaire et l’état d’Enchantement 144
4.3.2 Un modèle pour représenter la pluralité des mondes 149
4.3.2.1 Un plurimonde 149
4.3.2.2 Plusieurs mondes, divers degrés d’actualité 156
4.4 Conclusion 160

CHAPITRE 5 : DU MODE D’ÊTRE DANS UN MONDE SECONDAIRE 163
5.1 La théorie des affects 163
5.1.1 L’Éthique de Spinoza 164
5.1.1.1 Une philosophie du corps 166
5.1.1.2 L’importance des sentiments et de la puissance d’agir 170
5.1.1.3 Une philosophie pluraliste 172
5.1.2 La théorie contemporaine des affects 175
5.1.2.1 Deleuze et le rapport de composition 176
5.1.2.2 Massumi et la virtualité des affects 179
5.1.3 Pour réfléchir au rapport non rationnel aux mondes 183
5.1.3.1 L’importance de l’affect et du corps dans la sémiosis 183
5.1.3.2 Une philosophie de l’indicible 188
5.2 Retrouver « la vue claire » : le Recouvrement 190
5.2.1 Le corps lors de l’expérience secondaire 191
5.2.2 L’Enchantement, le Recouvrement et la puissance d’agir 193
5.3 Le réenchantement affectif du Monde Primaire 197
5.3.1 Un transfert affectif entre les mondes 198
5.3.2 Recadrer le Monde Primaire 205
5.4 Conclusion 208

CHAPITRE 6 : D’UN EXEMPLE DE JUXTAPOSITION DES MONDES : THE HERO’S JOURNAL 211

6.1 The Hero’s Journal 213
6.1.1 Historique de l’entreprise 213
6.1.2 Un journal narratif 216
6.1.2.1 Le départ : The Call to Adventure 217
6.1.2.2 Les pages journalières : The Journey 218
6.1.2.3 Les parties réflexives : Chapters and Acts 219
6.1.2.4 La fin : Completing the Quest 220
6.2 Une juxtaposition potentielle 221
6.2.1 Un univers connu : la question de la structure 222
6.2.2 Rentrer à la maison : la nostalgie et l’attachement affectif aux Mondes Secondaires 224
6.2.3 La marge d’appropriation : la virtualité 228
6.3 Les pratiques sémiotiques de la communauté 229
6.3.1 Utilisation de signes provenant du Monde Secondaire 230
6.3.2 L’expression métaphorique des affects 232
6.3.3 Recadrage ou réenchantement du Monde Primaire 233
6.4 Conclusion 235

CONCLUSION 237
Annexe A : résumé des principaux concepts tolkieniens utillisés dans le modèle du plurimonde 251
Annexe B : résumé du modèle tolkienien du plurimonde 253
Bibliographie 255