À propos de cette édition

Éditeur
Alire
Titre et numéro de la série
Les Chroniques infernales - 2
Titre et numéro de la collection
Romans - 2
Genre
Fantasy
Longueur
Roman
Format
Livre
Pagination
231
Lieu
Beauport
Année de parution
1996
ISBN
9782922145014
Support
Papier+
Illustration

Résumé/Sommaire

Le territoire sur lequel règne le prince Rel, devenu roi, n’accueille plus désormais les damnés. Les anciens bourreaux ont été recyclés en agriculteurs. La tâche de surveiller les damnés pour qu’ils expient leur peine est maintenant répartie entre plusieurs territoires des limbes qui s’acquittent bien de leurs responsabilités. Sauf un. Rel, le roi des enfers, est en effet inquiet de l’attitude des autochtones des enfers froids. Ceux-ci vivaient autrefois dans une contrée verdoyante et généreuse et ils entretiennent la nostalgie de ce passé révolu. Ils s’enferment entre les quatre murs de leurs buildings immenses et ne sortent pratiquement plus à l’extérieur afin de ne pas s’exposer au froid et à la neige, mais surtout pour ne pas voir le tourment des damnés. Ils ont confié la gestion de leurs enfers aux sbires et aux robots.

Rel, qui a épousé Lame, est un peu las de sa compagne. Il lui propose d’aller aux enfers froids pour enquêter sur la situation. Lame accepte après réflexion, d’autant plus qu’elle est curieuse de voir où en est le pays car elle a déjà servi chez un graveur réputé, Saktius, quand elle y purgeait les dernières années de sa sentence. L’endroit est devenu une vaste plaine glaciale mais Lame n’est nullement rebutée par l’environnement.

Elle trouve du travail chez Séril Daha, un peintre qui se spécialise dans les natures mortes et qui exporte son art dans les mondes extérieurs. Lame le convainc de l’accompagner à l’extérieur et de s’intéresser au sort des damnés. Les concitoyens de Daha vivent complètement coupés du monde des damnés, tournant le dos à leurs obligations humanitaires. Daha milite en faveur d’un rapprochement avec les damnés mais il est bientôt assassiné par les siens. Lame transporte son corps dans la plaine où il est mangé par des hordes de damnés qui trouvent la force de monter à l’assaut des buildings.

Craignant que la situation dégénère et que l’anarchie s’installe, les juges du destin, de concert avec Rel, désignent sa fille Aube pour régner sur les enfers froids et amener ses habitants à agir en bonnes âmes envers les damnés qui les suivent désormais pas à pas. Avant de rentrer chez elle, Lame est conduite par un juge à travers un dédale de souterrains jusqu’à une rivière qui charrie des morts. Repêché des eaux par le juge, Séril Daha met en contexte son sacrifice et fait ses adieux à Lame.

Commentaires

Deuxième tome du cycle Les Chroniques infernales, Aboli est un récit sur la transformation, l’adaptation au changement. Dans les premiers chapitres, Esther Rochon montre l’évolution des anciens enfers à partir du moment où Rel décide qu’ils n’accueilleront plus les damnés pour y purger leur peine. La transition se fait de façon harmonieuse et sans trop de heurts. Tout en gardant des traces de son ancien statut – les cendres et la poussière qui recouvrent le sol rappellent la présence des damnés brûlés dans ces lieux –, le pays se dote de traditions culturelles qui lui permettent de se donner une nouvelle identité. Voilà un exemple réussi de changement qui conserve un équilibre entre le souvenir du passé et la vision de l’avenir.

Cependant, l’écologie des divers enfers est bouleversée par la décision de Rel. Le pays des Sargades, jadis une contrée verdoyante et au climat agréable, a été transformé en enfers froids. Les autochtones se réfugient dans la nostalgie du passé et se replient sur eux-mêmes. Ils reprochent à leurs dirigeants d’avoir troqué leur bonheur tranquille pour la sécurité matérielle, le confort et le revenu garanti. Mais les autochtones n’ont pas rempli leur partie du contrat : ils ont confié à des sbires et à des robots la gestion quotidienne des damnés.

Lame est envoyée en éclaireur par Rel aux enfers froids afin de tenter de trouver une solution au désengagement moral des Sargades. Aboli propose une radiographie de cette société incapable de s’adapter au changement et de faire face à la réalité. Les habitants s’enferment dans leurs buildings, fuyant tout contact avec les damnés. Ils se donnent bonne conscience en s’intéressant aux pratiques artistiques. Mais l’art pour l’art, sans engagement moral et sans prise en compte de la réalité, ne saurait dédouaner les Sargades de leurs responsabilités aux yeux de Lame.

En ce sens, Aboli constitue une réflexion très stimulante et riche sur le rôle de l’art, par l’entremise de la pratique du peintre Séril Daha chez qui Lame va résider. Au départ, Lame ne voit dans ses natures mortes que l’expression d’un art bourgeois, conventionnel et commercial, replié sur lui-même. Elle entraîne Daha à l’extérieur pour le mettre en contact avec la misère morale des damnés et découvre sa sensibilité. Elle voit d’un tout autre œil ses toiles qui expriment ses tourments d’artiste et son empathie pour ceux qui souffrent.

Dans la conception des enfers telle qu’inspirée à Esther Rochon par les enseignements bouddhistes – la loi du karma – mais aussi par la culture occidentale chrétienne – l’expiation, le châtiment –, les damnés ont besoin de bonnes âmes pour passer à une autre étape – la peine n’est pas éternelle –, rôle que refusent d’assumer les Sargades. Or Séril Daha, peut-être parce qu’il admire Lame qui a servi de modèle à son maître, le graveur Saktius, se révèle non seulement un artiste engagé mais un révolutionnaire pacifiste, un catalyseur de changement par le sacrifice qu’il fait de sa vie.

La dispersion de son corps, assimilé par des milliers de damnés, évoque immanquablement la communion, le sacrement de l’eucharistie : « Ils étaient en train de se nourrir de Daha, mort parce qu’il avait défendu leur cause. […] quelque chose était en train de bouger dans ce pays congelé et c’étaient les damnés eux-mêmes, comme elle [Lame] l’avait espéré contre tout bon sens, qui étaient l’instigateur d’un changement. […] la distribution de parcelles de son corps lui semblait le prélude mystérieux, scandaleux, d’une ère nouvelle, qu’elle ne concevait pas encore, mais dont elle percevait déjà l’atmosphère allégée. » (p. 182)

Esther Rochon n’est pas du genre à fuir la réalité dans l’art, comme le font les Sargades. Elle estime plutôt que « la réalité, c’est de l’attention et de la conscience » comme elle l’a écrit dans ses notes consacrées à la genèse des Chroniques infernales. À l’image de Séril Daha, figure christique d’Aboli. La discussion entre Séril et Lame sur l’importance de faire face à la réalité fournit une autre scène forte : (Daha) « Et nous redeviendrons sauvages, en nous exposant au sang et à la violence qui règnent ici. Les parents et les éducateurs n’admettraient pas ça. — (Lame) Quand il y a une guerre quelque part, ont-ils le pouvoir de l’arrêter pour que les enfants ne voient aucune atrocité ? C’est un enfer qu’il y a ici, Daha, pas seulement une guerre. Si les enfants y sont élevés en aveugles, un enfer intérieur s’érige dans les buildings. » (p. 165)

Le roman contient plusieurs réflexions de la sorte, sur le rôle dévolu à chacun – les bourreaux, les damnés, les bonnes âmes, les justes –, notamment. Ce n’est pas une lecture divertissante car elle interpelle constamment le lecteur sur ses choix moraux et son ouverture d’esprit, sur ses valeurs. Elle a toutefois quelque chose d’apaisant malgré la description des souffrances des damnés – l’inaltérable lucidité de l’auteure – et ce, en partie grâce à des considérations comme celle-ci sur la mort : « La mort, c’est pour que les choses demeurent au-delà de la destruction des corps et des objets. Tant de souvenirs subsistent quand toute trace concrète en est détruite. Sans que nul puisse vraiment les partager. » (p. 224)

La grande réussite d’Aboli, c’est de voir se déployer la vision du monde d’Esther Rochon nourrie par sa pratique du bouddhisme et la cosmologie qui s’y rattache. On n’y perçoit pas encore de façon claire les liens qui existent entre ces mondes souterrains et l’univers de Vrénalik (L’Épuisement du soleil), premier cycle de l’écrivaine, mais il faut savoir que le personnage de Fax dont je n’ai pas parlé dans le résumé et qui exerce une influence positive déterminante sur Lame, ce juste qui aboutit aux anciens enfers par accident ou erreur, est en fait la réincarnation de Taïm Sutherland.

De surcroît, Aboli peut être lu comme une métaphore de la société québécoise. L’amour de Lame pour les paysages d’hiver, sa relation au froid n’évoquent-ils pas le Québec ? Ne nous tend-elle pas un miroir quand il est question d’un peuple bien au chaud dans son confort matériel – le confort et l’indifférence, comme le titre d’un film de Denys Arcand –, coupé des horreurs et des souffrances du monde extérieur, mais qui s’enorgueillit de sa créativité bouillonnante ? L’œuvre d’Esther Rochon est à la fois universelle et québécoise. Elle ne désespère jamais de la bonté des êtres, laquelle peut prendre diverses formes. Très peu d’écrivains (québécois) abordent aussi franchement et avec autant d’humanité le domaine spirituel. [CJ]

  • Source : L'ASFFQ 1996, Alire, p. 172-174.

Références

  • Fecteau, Mario, Temps Tôt 43, p. 43.
  • Martin, Frédéric, Lettres québécoises 85, p. 22-23.
  • Martin, Jean-Philippe, imagine… 80-81, p. 177.
  • Mercier, Claude, Proxima 1, p. 55-56.
  • Meynard, Yves, Solaris 120, p. 41.
  • Trudel, Jean-Louis, KWS 24-25, p. 25-26.