À propos de cette édition

Éditeur
L'Opinion publique
Genre
Fantastique
Longueur
Feuilleton
Paru dans
L'Opinion publique, vol. III, n˚ 2
Pagination
32
Lieu
Montréal
Support
Papier
Date de parution
11 janvier 1872

Résumé/Sommaire

Mathurin raconte à ses petits-enfants le secret que lui a confié autrefois le violoniste Édouard-le-Chasseur. Alors qu’il était jeune, Édouard s’éprit d’une fille pauvre, Ursule Trépanier. Sa mère s’opposa fermement à cette liaison. Édouard quitta la région sans en avertir sa mère ; Ursule le suivit. Ils se marièrent, eurent un fils qu’ils élevèrent dans le bonheur. Jamais Édouard ne revit sa mère. Lorsqu’il apprit sa mort, le remords l’envahit. N’avait-il pas abandonné celle qui lui avait tout donné ? Une nuit de novembre, il entendit s’arrêter une charrette devant chez lui, s’ouvrir les portes verrouillées de sa maison. Le froid pénétra jusqu’en sa chambre et une forme vaporeuse vint silencieusement entourer le berceau de l’enfant. Édouard reconnut le fantôme de sa mère embrassant l’enfant endormi. La scène se répéta chaque nuit. Ursule dépérissait, l’enfant faisait des cauchemars. Dans ses prières, Édouard demanda pardon à sa mère et fit le vœu de sacrifier son fils à la religion pour expier ses fautes. Le calme revint. Ursule mourut, le fils devint missionnaire. Voilà pourquoi, chaque soir, Édouard s’enfermait pour faire pleurer son violon.

Commentaires

La narration dans la narration est un procédé privilégié par nombre de conteurs fantastiques du XIXe siècle. Il ne faut guère s’en étonner : légendes et contes se sont transmis par voie orale, de génération en génération. Dans « Le Baiser d’une morte », Faucher de Saint-Maurice donne d’abord la voix au vieux Mathurin qui raconte les circonstances de sa rencontre avec Édouard-le-Chasseur, violoniste que tout le monde craignait dans la région. Tous les soirs, les plaintes de son violon faisaient vibrer étrangement les pièces de la maison. Personne n’osait s’aventurer de ce côté, de peur d’être envoûté et de voir surgir quelque diablerie. Mathurin, alors jeune violoniste de talent, brava sa peur et se rendit chez Édouard. Les deux musiciens jouèrent ensemble. Mathurin fut pris de vertige à l’écoute des lignes mélodiques ; il fut saisi par l’intensité de la douleur d’Édouard, comme si elle dépassait l’entendement humain.

Dans cette première partie de la nouvelle, Faucher de Saint-Maurice recourt admirablement à la musique pour créer une atmosphère qui prépare au second récit (la confidence d’Édouard). La musique permet ici la communion des âmes, mais elle permet aussi de toucher à l’indicible de la douleur et d’accéder à un « ailleurs » profondément enfoui à l’intérieur de soi. L’auteur évoque de plus les superstitions populaires et montre bien que tous ceux qui, par leur comportement, diffèrent de l’ensemble de la communauté, éveillent le soupçon. Édouard est de caractère taciturne et il vit en retrait. Il porte en lui une part d’inconnu qui inquiète. Alors, sans doute entretient-il quelque liaison avec les esprits…

Dans la seconde partie, l’auteur pénètre au cœur du mystère et du fantastique. Édouard raconte la détérioration progressive de son bonheur à la suite de l’apparition du fantôme de sa mère (cela se passe bien sûr en novembre et la venue de la morte est annoncée par le grincement de la charrette). Mais la douleur beaucoup plus que la peur est au cœur du récit : l’apparition de la mère éveille un profond sentiment de culpabilité qui agit comme un poison (l’allusion à la statue du Commandeur paraît d’ailleurs éloquente). Le remords d’Édouard conduit à l’examen de conscience puis au repentir. Mais les prières ne suffisent pas à apaiser l’âme de la défunte. Édouard comprend qu’il n’aura plus jamais droit au bonheur pour avoir failli à son devoir de fils, et qu’il mérite châtiment. Il se résigne alors à perdre Ursule, à donner son fils à Dieu et à vivre dans la douleur et la solitude.

Hormis une petite erreur dans le découpage chronologique (dates) et la finale plutôt faible (le retour au premier narrateur est trop brusque et la chute tombe à plat), Faucher de Saint-Maurice propose un texte de belle qualité. Les thèmes fantastiques sont traités avec nuance et des liens se tissent entre les situations ou les personnages au fil du récit. Ainsi, le baiser de la morte sur le front de l’enfant endormi est un rappel du baiser qu’Édouard donna à sa mère endormie la nuit de son départ ; le fantôme de la mère rappelle la forme vaporeuse que croit voir danser Mathurin alors qu’Édouard est au violon.

L’auteur montre une compréhension sensible des ressorts du fantastique. Les apparitions (et leurs variantes) ne sont en fait que l’incarnation de nos propres peurs ou remords de conscience. Au XIXsiècle, ce sont les valeurs de l’Église qui sont principalement véhiculées et défendues dans les contes fantastiques. Édouard est ici puni pour avoir dérogé à la morale religieuse (même son fils, issu du mariage non consenti, devra participer à la pénitence). Le violoniste a suivi la voie de la passion plutôt que celle du devoir qui l’obligeait à se soumettre à l’autorité maternelle. « S’il est naturel d’aimer sa femme, il ne l’est pas moins de toujours chérir sa mère, et je ne pouvais parvenir à m’ôter de l’esprit la pensée que la mienne avait encore devant elle de longues années, si je ne l’eusse pas si lâchement abandonnée, pour courir après la petite Ursule Trépanier ». Voilà pour la morale…

Fait intéressant : le personnage d’Édouard apparaît aujourd’hui comme une victime de l’emprise tyrannique de la mère et de principes moraux qui vont à l’encontre du bonheur et de la liberté. Faucher de Saint-Maurice ne croyait sûrement pas qu’une autre leçon pouvait être tirée de cette histoire… [RP]

  • Source : Le XIXe siècle fantastique en Amérique française, Alire, p. 72-74.