À propos de cette édition

Éditeur
Le Cercle du Livre de France
Genre
Fantastique
Longueur
Roman
Format
Livre
Pagination
189
Lieu
Montréal
Année de parution
1963

Résumé/Sommaire

Première partie, dite « … de nuit »

Anatole déambule dans une ville sans nom, dans un monde parfaitement absurde où les taxis vous prennent sans solliciter votre avis, un géant vous emprunte votre parapluie dans la rue, un gangster vous confie une mallette en échange de votre argent et vous demande de la porter à Bérangère… Anatole est justement à la recherche de Bérangère, qu’il a croisée sur une plage il y a longtemps et qu’il aime depuis.

Dans la ville sans nom, il y a aussi des défilés chaque nuit, un lion errant doux comme un chat, un chien parlant enfermé en prison, des interrogatoires menés sous la menace d’une mort par désintégration et un geôlier qui convoque une Bérangère qui dit s’appeler Nathalie et qui ne se souvient pas d’Anatole. Néanmoins, Anatole retrouvera sa Bérangère (qui s’appelle Nadia) dans un restaurant où on veut le gaver de poulet jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il échappe à ce sort affreux grâce à l’intervention de son geôlier et retrouve sa liberté. La recherche d’un emploi s’accompagne de quelques péripéties supplémentaires, jusqu’à son arrivée dans une usine où on fabrique des « hommes neufs » et où il occupe le poste de bouc émissaire désigné en cas de panne des cerveaux électroniques.

Anatole s’évade en plongeant dans une rivière de sang et retourne chez sa Bérangère escorté d’un alligator qui l’a pris en amitié. Il fait enfin l’amour à la jeune femme et en meurt. Après quoi, une armée d’alligators se dirige vers la ville pour la noyer dans le sang.

Seconde partie, dite « … de jour »

En croisière sur un paquebot, un écrivain, qui écrit entre autres pour la radio et la télévision, veut séduire la belle Barbara, l’épouse de Richard. Il y réussit, mais elle le… trompe avec Pascal, plus jeune et plus athlétique, qui attise la jalousie de Richard en orientant ses soupçons vers l’écrivain. Ce dernier tente de divertir Pascal de ses amours en l’appâtant avec la jeune et jolie Dolorès, ce qui ne fonctionne pas. La rupture est complète entre Barbara et le narrateur. Et le paquebot rentre au port, où la femme et la fille de l’écrivain l’attendent.

Commentaires

La symétrie des deux volets de ce roman empêche jusqu’à un certain point de considérer que le récit « nocturne » doit le céder au récit « diurne », même si celui-ci a le dernier mot. Pour apprécier l’ouvrage d’Eugène Cloutier, il convient donc d’accorder un poids équivalent à la croisière d’Anatole dans un monde doté de l’illogisme des rêves.

Certains parallèles émergent timidement à la lumière d’une comparaison des deux volets. Dans la seconde partie, récit platement réaliste des manœuvres amoureuses qui occupent le narrateur, la Bérangère de l’écrivain s’appelle Barbara. Si Bérangère tue physiquement les hommes à qui elle fait l’amour lorsqu’ils se montrent trop insistants, Barbara a le don de forcer ses amants à s’immoler le cœur. Et le petit monde d’un paquebot loin des côtes n’est pas moins clos que l’univers onirique parcouru par Anatole. Le paquebot n’est-il pas sur le chemin du retour, chemin sans escale, dépourvu de « la moindre petite île à visiter » ?

En fait, ce premier volet apparaît comme l’illustration de l’absurdité de l’existence que prêche l’écrivain dans le second volet, où il fait de la croisière le symbole du trajet humain entre la naissance et la mort. La réponse à cette absurdité foncière peut passer par une démarche existentialiste, les uns trouvant dans l’action le sens nécessaire à l’existence, mais elle peut aussi passer par une disponibilité totale, une ouverture aux surprises et hasards de la vie. Cette disponibilité est justement celle d’Anatole face aux bizarreries sans fin de sa croisière de nuit.

Le dialogue ainsi établi par Cloutier entre les deux volets de son roman témoigne d’une recherche admirable dans la construction littéraire d’un argument philosophique. Cependant, le désarroi de l’auteur face à un monde sans dieu est encore trop vif pour qu’il ne tienne pas pour acquise la prémisse d’un univers fondamentalement absurde. Avec quarante ans de recul, nous ne sommes plus aussi alarmés par de telles constatations, en partie parce que nous ne partageons plus certains axiomes. Au Québec, à l’aube de la Révolution tranquille, il était devenu possible de coucher en toute liberté certaines pensées sur le papier, mais les talents les plus brillants restaient prisonniers des dichotomies assimilées dans l’enfance. L’âme et le corps, l’esprit et la matière, la spiritualité et le matérialisme… Ces concepts sont encore agissants aujourd’hui, mais de nouveaux débats sont nés de l’introduction de l’hybridité dans nos ontologies.

Reste le plaisir de lecture de l’odyssée surréaliste d’Anatole. Même si l’absurdité de ce monde imaginaire n’était pas sans intention, les incidents pris isolément demeurent fréquemment cocasses. Une narration assurée nous porte jusqu’à la fin, quoiqu’il soit difficile de se rappeler a posteriori cette succession d’événements le plus souvent dépourvus de lien logique. Le tout fait preuve d’une imagination suffisamment originale pour qu’on déplore que Cloutier n’ait pas approfondi ce filon par la suite. L’esprit de cette plongée dans l’absurde rappelle celui des œuvres de Vian, voire de certains textes de François Hertel qui avait également évoqué dans Leur inquiétude un mal du siècle qu’il ramenait au besoin de Dieu… En effet, Hertel avait amorcé avec Mondes chimériques une trilogie marquée par beaucoup de fantaisie et de décousu dans la narration, dont un des héros n’était autre qu’un certain Anatole Laplante…

Croisière fait partie des ouvrages de plus en plus nombreux à témoigner durant cette décennie de l’ouverture des auteurs canadiens francophones à de nouvelles formes romanesques. Sans relever de la science-fiction ou du fantastique au sens strict, l’épopée nocturne d’Anatole annonçait l’intégration progressive de leurs avatars modernes dans notre littérature, tout comme Le Scalpel ininterrompu de Ronald Després l’année précédente avait révélé les possibilités d’un imaginaire plus libre. [JLT]

  • Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 49-51.

Références

  • Gaulin, André, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IV, p. 233-234.