À propos de cette édition

Éditeur
Guérin
Genre
Hybride
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
263
Lieu
Montréal
Année de parution
1989
Support
Papier

Résumé/Sommaire

[4 FA ; 2 HG]
Le Crayon de ma tante
Une journée dans la vie du poète Émile Newspapp
La Naissance d'un sorcier
Tison ou L'Agonie d'un chasseur
Der Fisch
L'Espace du diable ou Histoire d'un chien-garou marginal

 

Commentaires

J’avais été surpris de voir Jacques Renaud au premier congrès Boréal, à Chicoutimi, en 1979. L’auteur du Cassé, roman qui allait déclencher toute une polémique sur l’utilisation du joual en littérature québécoise et devenir un symbole de notre identité culturelle, avait-il tourné le dos à l’univers montréalais des petits bums pour s’intéresser à la science-fiction ? Après la bombe littéraire que fut le Cassé au moment où les vraies bombes du FLQ éclataient dans Montréal, Jacques Renaud a senti le besoin de prendre du recul et il a beaucoup voyagé. Il a découvert à cette occasion les religions orientales. Où était-il rendu dans son cheminement en 1979 ? Qu’est-ce qui l’a amené à Chicoutimi ? Je serais bien en peine de le dire mais je sais que dix ans plus tard, il aborde les rivages du fantastique.

Son recueil L’Espace du diable compte en effet quatre nouvelles fantas­tiques – dont une très longue, presque un roman, qui donne son titre au recueil – sur un total de six nouvelles. Une pre­mière constatation s’impose : ces quatre textes sont très différents les uns des autres. « Le Crayon de ma tante » évoque au début le merveilleux enfantin que l’on retrouve si souvent dans la littérature pour jeunes. Cependant, cette histoire d’un crayon-feutre qui s’empare de la volonté d’un jeune garçon et l’amène à écrire partout sur les murs et le plancher de la maison de sa tante finit au seuil du drame. Les murs qu’il a couverts de cette écriture inconnue sont sur le point de prendre en feu.

N’est-ce pas une façon de souligner l’importance du langage et sa réelle influence sur la réalité qu’il peut amener à changer ? Renaud souscrit ici à l’image de l’écrivain qui n’est pas conscient de toute la portée symbolique de son écriture et qui est dépassé par son œuvre. C’est sans doute ce qui lui est arrivé quand il a écrit Le Cassé (il l’a avoué dans une entrevue récen­te), de la même façon que la main de Paulo, qui ne comprend pas ce qu’il écrit, est guidée par le crayon. Et Simon, l’ami de sa tante Émilie, com­ment l’a-t-il obtenu ce crayon ? Quel est son rôle ? On ne le saura pas mais déjà, dans cette première nouvelle, se dégage un thème qui sera repris dans les autres. Les personnages de Jacques Renaud perdent à un moment donné le contrôle de leur volonté et deviennent les instruments du destin sans qu’ils aient décidé quoi que ce soit. Les conséquences en seront souvent tragiques.

Dans « La Naissance d’un sorcier », une mère, atterrée par la mort de son enfant au cours d’un bombardement, va consulter un sorcier qui lui donne une mixture qu’elle doit ingurgiter pour rendre la vie à son fils. Au sacrifice de sa propre vie, elle permet ainsi au vieux sorcier de se réin­carner dans le corps de l’enfant. « Dieu Anoski, c’était le nom du sorcier mais c’était aussi le nom du couchant. C’était aussi le nom de la mort. Dieu Anoski, c’était le nom de beaucoup de choses. »

Ici, l’aliénation du personnage prend la forme d’un amour maternel irraisonné dont la femme est la première victime, comme dans toutes les guerres qui ravagent le globe. Les images de dévastation de cette nouvelle poignante rappellent inévitablement la tragédie du Liban où la vie humaine n’arrive pas à satisfaire l’appétit du dieu de la mort. On le voit, les préoc­cupations de Jacques Renaud se sont considérablement élargies depuis les années 60 et débordent la seule condition des "nègres blancs d’Amérique". Elles ont maintenant une portée qui s’étend à la grandeur de la planète.

Dans « Der Fish », fable à saveur politique, l’auteur nous transporte en Allemagne de l’Est où un poisson veut traverser le mur de Berlin pour aller se baigner dans la grande piscine capitaliste. Il se bute à un bureau­crate qui a la phobie des poissons et qui exige de Der Fish qu’il produise ses papiers d’identité. Celui-ci n’en possède évidemment pas. À force de ruse, il finira par avoir gain de cause en attaquant le point faible du fonctionnaire borné et par faire éclater la barrière qui sépare les deux pays.

« Der Fish » est un petit bijou d’ironie sur la bêtise de la bureaucratie. L’auteur reprend à son compte les moyens utilisés par les écrivains des pays de l’Est qui, jusqu’à ce jour, ne disposaient que de l’absurde pour distiller la subversion. La nouvelle de Renaud prend aujourd’hui une signification prémonitoire avec l’ouverture du mur de Berlin et les chan­gements politiques importants qui se sont produits en Europe orientale à la fin de 1989.

La meilleure nouvelle du recueil est cependant « Une journée dans la vie du poète Émile Newspapp », fort réquisitoire contre le racisme latent de la société québécoise. Renaud présente un poète raté tout en inci­tant le lecteur à sympathiser avec son sort. On se laisse prendre lentement au piège tendu alors que l’auteur nous amène insidieusement à épouser le point de vue xénophobe de cet Émile Newspapp jusqu’au moment où on se rend compte que cet homme est aussi dangereux qu’Adolf Hitler dont il veut réanimer l’idéologie. Cette nouvelle, par ailleurs réaliste, est d’une efficacité troublante.

Aliénés, les personnages de Jacques Renaud le sont sans espoir de salut, le narrateur de « L’Espace du diable ou Histoire d’un chien-garou marginal » plus que quiconque. Cet écrivain qui vivote à Montréal n’arrive pas à se remettre du départ de son amie Laurie. Celle-ci l’a quitté parce qu’elle voulait des enfants. Or le narrateur refusait parce que son travail d’écrivain ne lui permettait pas de faire vivre une famille. Pour améliorer sa situation matérielle, Laurie l’incitait à écrire en anglais, ce qu’il n’était pas prêt à accepter. Jacques Renaud met en scène le drame de l’écrivain québécois déchiré entre l’obligation de ne pas trahir sa spécificité culturelle et celle de gagner sa vie.

Cette incapacité fondamentale à résoudre ses contradictions le conduira à une aliénation totale qui prend la forme d’une métamorphose en chien-garou. C’est la première fois, à ma connaissance, que le thème de la lycan­thropie est abordé par le biais de l’approche sociologique. L’idée est fort originale mais le traitement n’est malheureusement pas à la hauteur. La nouvelle est écrite de façon vivante comme un journal intime mais le récit piétine et se dilue dans des répétitions fastidieuses. L’auteur a eu l’idée d’insérer dans son journal des morceaux du texte (un « live » comme il dit) qu’il destine à un éditeur d’une revue culturelle, texte qui reprend sans pratiquement aucune transposition les événements qu’il vit et qu’il a déjà consignés dans son journal.

Cet exercice superflu constitue la plus grande faiblesse de la nouvelle. Pour qui n’aurait pas lu le Cassé, la nouvelle éponyme constitue sans doute un excellent aperçu de l’écriture qui caractérisait ce roman. La marginalité du personnage principal, son aliénation socio-linguistique, la violence de ses actes, l’utilisation courante du joual, l’époque (les années 60) et le milieu (la rue Cherrier, près de Saint-Denis et du parc Lafontaine), tout concourt à rappeler la matière même du roman. On dirait que Jacques Renaud a réécrit le Cassé, qu’il a transformé ce roman hyperréaliste en nouvelle fantastique tout en y greffant des réflexions sur son métier d’écrivain, des états d’âme sur ce que fut sa condition d’écrivain francophone cerné de toutes parts par l’immense marché anglophone.

Sans être évidemment strictement autobiographique, L’Espace du diable apparaît néanmoins comme l’expression d’une schizophrénie cul­turelle qui a servi d’exutoire aux déchirements intérieurs de l’auteur, lui permettant ainsi de se réconcilier avec son identité culturelle. Cela explique sans doute l’élargissement de sa vision aux problèmes universels et son choix de situer sa nouvelle dans les années 60 plutôt qu’en 1989.

Après avoir publié plusieurs recueils de poésie, Jacques Renaud revient à la prose avec L’Espace du diable et boucle pour ainsi dire son œuvre entreprise avec le Cassé. Je crois qu’il faut avoir lu ce roman important dans l’histoire littéraire du Québec pour bien comprendre le recueil de nouvelles qu’il nous livre aujourd’hui, sans quoi ces textes perdent une partie importante de leur signification, particulièrement le dernier. Cela devrait suffire à convaincre le milieu SF & F qu’il se prive d’un éclairage important en ignorant ce qui se fait dans la littérature mainstream au Québec. Qui a lu Le Cassé dans ce milieu ? [CJ]

  • Source : L'ASFFQ 1989, Le Passeur, p. 179-183.

Références

  • Cloutier, Georges Henri, Solaris 90, p. 13.
  • Janelle, Claude, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec VIII, p. 306-307.