À propos de cette édition

Éditeur
Boréal
Genre
SFF
Sous-genre
Voyage dans le temps
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
164
Lieu
Montréal
Année de parution
1990
Support
Papier

Résumé/Sommaire

Commentaires

Tout le monde s’est demandé si Incarnations d’Emmanuel Aquin était un roman ou un recueil de nouvelles. L’auteur débutant livre deux textes d’inégale longueur : le premier, « Neige au soleil », est une nouvelle, tandis que le second, « Devant Dieu », a la longueur d’une novella. Par contre, ces deux textes exploitent le même thème, soit la réincarnation, de sorte que le second prolonge le premier.

Au départ de l’entreprise d’Emmanuel Aquin, il y avait cependant cette volonté et cette urgence vitale d’exorciser la mort de son célèbre père Hubert Aquin, véritable figure mythique des lettres québécoises, qui s’est suicidé le 15 mars 1977. Le fils avait onze ans à cette époque. Aujourd’hui, il veut liquider ce lourd héritage paternel en tentant de comprendre les raisons qui ont poussé son père à commettre ce geste désespéré.

Par-delà la mort, le lecteur assiste donc à la rencontre émouvante du père et du fils grâce à une astuce de l’auteur : le fils est réincarné dans un autre corps quelques heures avant le moment fatidique. La confrontation sera belle, touchante mais trop courte. À peine quelques pages. Tous les critiques littéraires ont relevé ce passage qui dit la douleur du fils : « Les chevrotines que tu t’es bêtement envoyées dans la figure ont atteint ta famille, aussi. Tu as criblé de plomb l’existence de ton fils et ce plomb a pris du poids avec le temps. Je suis pesant, père, à cause de ton acte. »

Malheureusement, le texte n’atteint que rarement ce degré d’émotion et nous laisse sur notre appétit. Je pense qu’il faut en attribuer la faute au manque de maturité de l’auteur. La détermination du fils fond comme neige au soleil devant les arguments métaphysiques du père. La confrontation est inégale. À la limite, on pourrait même dire que l’affrontement véritable n’a jamais eu lieu. Ce n’est que partie remise, je crois. Quand Emmanuel Aquin aura vécu un peu plus, il repensera aux paroles terriblement lucides de son père : « La seule assurance que j’ai, que nous avons tous, c’est que nous allons mourir un jour ! » et à ce constat impitoyable : « Écrire ne sert à rien. »

« Devant Dieu » exprime sensiblement les mêmes réflexions mais la mort n’apparaît plus comme une finalité. Elle n’est qu’un état transitoire, un lieu de passage à une autre vie. À la vision tragique du premier texte, l’auteur oppose une vision humoristique, comme s’il voulait définitivement exorciser le suicide de son père. Le narrateur se retrouve dans la peau du Christ, contraint de jouer un rôle pour lequel il ne se sent aucune disposition particulière. Emmanuel Aquin tombe dans la parodie la plus loufoque en intégrant des ingrédients de SF à son récit de la vie de Jésus. Les archanges Gabriel et Machidiel deviennent des agents spatio-temporels qui vont chercher dans le futur des gadgets qui permettent à Jésus de faire des miracles. On le voit, le ton de ce texte est plus proche de l’esthétique des Monty Python que de celle de Franco Zeffirelli dans Jésus de Nazareth. L’auteur nous propose une vision drôlement iconoclaste de l’Évangile, une sorte de version comique de La Dernière Tentation du Christ.

Petit à petit cependant, l’intérêt du lecteur s’émousse car la succession des scènes, en suivant les grandes lignes des Évangiles, réserve de moins en moins de surprises. En fait, toute cette entreprise de démystification qui se sert d’un des grands thèmes de la SF, le paradoxe temporel, et qui convoque les grands auteurs américains du genre, particulièrement Philip K. Dick, pour questionner « l’irréalité de la réalité » vise à préparer la formulation de deux grandes idées qui traversent ce livre. La première concerne le temps qui ne serait pas linéaire. Dans un dialogue métaphysique entre Dieu et son fils dont la qualité dialectique rappelle la densité des textes d’Hubert Aquin, l’auteur livre le fond de sa pensée : « Le présent n’est que le passé du futur, et l’avenir n’est qu’un moment présent plus éloigné dans le temps, qui à son tour est le passé d’un futur encore plus distant. C’est sans fin. Tout est passé. Et la liberté ne peut exister dans le passé. […Elle ne peut exister qu’au moment présent, et le présent n’existe pas. Donc, la liberté n’existe pas. »

La seconde idée majeure a trait à l’âme. L’humanité est composée d’une seule âme, réincarnée des milliards de fois. Mais on oublie tout avant de se réincarner car « l’humanité s’autodétruirait si elle découvrait l’absurdité de son état. » Ce qui jusque-là revêtait l’aspect d’une relecture parodique des Évangiles se pare d’une réflexion philosophique qui donne une tout autre dimension littéraire à Incarnations. L’amuseur public se transforme en critique lucide de la condition humaine. Cette capacité de dépasser l’anecdote humoristique distingue l’œuvre du jeune Aquin de celle d’un Nando Michaud qui a utilisé sensiblement les mêmes procédés dans son roman Les Montres sont molles mais les temps sont durs. Aucun des critiques littéraires des grands médias n’a souligné cette parenté littéraire parce qu’aucun d’eux ne lit de romans de SF québécois. Ils ont vanté l’originalité du traitement d’Aquin mais pour l’originalité, il faudra repasser.

Tout comme son père qui utilisait dans ses œuvres des éléments du roman policier et d’espionnage, Emmanuel Aquin se sert de ses lectures de SF pour exprimer sa perception de l’existence sans toutefois revendiquer son appartenance à ce genre littéraire. Il aurait sans doute été abusif de le faire, mais il faudra tout de même scruter la suite de la production de l’auteur. Il ne renie pas ses influences (celle de Dick, notamment) et ne semble pas entretenir de préjugés à l’égard de la science-fiction. C’est déjà ça de pris !

Il arrive souvent que la célébrité du père constitue un obstacle majeur à l’affirmation de l’identité du fils. À son coup d’essai, Emmanuel Aquin a su surmonter ce handicap en évitant de marcher dans les traces de son géniteur et en choisissant la seule voie possible : l’affronter dans sa première manifestation publique en tant qu’écrivain sur le terrain de ses angoisses métaphysiques en faisant l’économie d’un procès à un père qui aura refusé à son fils de « l’aider à passer au travers de son enfance et de son adolescence. » Seul le temps dira si Emmanuel Aquin a vraiment tourné la page. [CJ]

  • Source : L'ASFFQ 1990, Le Passeur, p. 5-8.

Références

  • Chassay, Jean-François, Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec VIII, p. 433-434.
  • Ménard, Fabien, Solaris 96, p. 16-17.
  • Voisard, Anne-Marie, Le Soleil, 22-12-1990, p. E-9.