À propos de cette édition

Éditeur
Triptyque
Genre
Fantastique
Longueur
Nouvelle
Paru dans
Moebius 63
Pagination
111-118
Lieu
Montréal
Année de parution
1995
Support
Papier

Résumé/Sommaire

Raymond Pépin, un homme d’une cinquantaine d’années travaillant comme aide-comptable dans une petite compagnie de transport, se prépare à vivre une journée exceptionnelle. Il vient d’ouvrir une précieuse lettre l’informant d’un remboursement d’impôt inattendu qui comblera son compte en banque dégarni. Il n’en faut pas davantage pour que la traversée du parc Lafontaine le menant à sa sortie hebdomadaire préférée, soit une visite à la prestigieuse Bibliothèque centrale, prenne un pas joyeux et rythmé.

Rêvassant au superbe veston qu’il pourrait enfin s’offrir à la place de sa vieille veste élimée, il s’aperçoit tout à coup qu’il parcourait, et ce méthodiquement, depuis plusieurs minutes, les lignes du premier ouvrage échu entre ses mains, mais à l’envers. La crainte que quelqu’un s’en aperçoive et celle encore plus forte d’être ridiculisé en public pousse Raymond à poser une série de gestes désastreux qui amplifieront d’autant son trouble et provoqueront une crise d’angoisse mémorable, à la suite de laquelle il perdra ses mots ainsi que tous ses moyens.

Commentaires

Le texte de Pierre Turcotte est bien particulier quant à sa structure, dont on discerne dès la première lecture la forme en crescendo, suivie immédiatement d’un decrescendo franchement efficace qui mène le personnage plus bas encore que l’état déjà pathétique dans lequel on le présentait au début de l’histoire, d’où le titre : « Le Recul du lecteur ».

Cet homme sans ambition, ce pauvre Raymond dont les patrons abusent en le laissant assumer seul toute l’année une présence au bureau pour un salaire misérable, sans avantages sociaux, à temps partiel pour l'éternité et sans vacances payées, à qui l’on promet d’ailleurs une minime progression de ses conditions dans un futur très éloigné, subit un manque flagrant de reconnaissance. Rêvant de gagner le respect des autres, il imagine des solutions faciles : la richesse qui le ferait vouvoyer par des vendeurs de vestons de la rue Saint-Denis qui s’occuperaient de lui, épatés et soumis, ou le savoir accumulé dans tous les livres qu’il consulte derrière ce qu’il conçoit comme l’Arc de triomphe, sous les colonnes orgueilleuses et les portes de bronze de sa Bibliothèque centrale adulée. Or, à la première distraction, les lettres lui font faux bond et noyé dans la masse des autres lecteurs, il a perdu son unicité. Sans tarder, il comprend que l’argent lui échappe également. L’effet fantastique repose ici sur un dérèglement du réel sans commune mesure avec la gravité de l’égarement passager du protagoniste.

D’intéressants contrastes sont créés entre la portion du texte où il est guilleret – mouvements plus rapides, on prend le chemin le plus court, par souci d’être efficace, car le temps est plus précieux et l’intérêt pour toutes sortes de découvertes a sa place – et son état naturel plus taciturne – lenteur observée. Mais tout finit par s’accélérer de nouveau autour, de manière incontrôlable cette fois, jusque dans les mouvements des témoins, des autres, à mesure que Raymond vit sa crise d’angoisse et qu’il se sent lui-même « dépassé ». L’image évoquée dans le texte de l’opérateur cinématographique d’abord motivé, puis éventuellement fatigué de tourner la manivelle, finit par s’imposer.

La description des lieux, celle des événements, tout est donc narré selon le point de vue du personnage. Selon la lorgnette à travers laquelle celui-ci perçoit son adéquation ou non au monde, la vie sera belle ou pas, les événements se dérouleront vite ou lentement, l’espoir d’une vie meilleure sera réalisable… ou pas, tandis que le monde, lui, n’a en réalité pas vraiment changé.

La lecture de la nouvelle nous est apparue globalement agréable. Seules petites ombres au tableau : une coquille (l’erreur classique pour les typographes d’un « par » substitué à un « pas »), deux anglicismes bien connus des langagiers (avec les « bénéfices marginaux » et l’assistant-comptable) et un paronyme (les gens « mal attentionnés » au lieu de « mal intentionnés ») s’y sont glissés. Ce n’est pas la mer à boire, me direz-vous, mais dans une œuvre courte, c’est déjà beaucoup. [MEL]

  • Source : L'ASFFQ 1995, Alire, p. 188-189.