À propos de cette édition

Éditeur
Guérin
Genre
Fantastique
Longueur
Nouvelle
Paru dans
Les Saisons littéraires 6
Pagination
117-126
Lieu
Montréal
Année de parution
1996
Support
Papier

Commentaires

Nouvellement passionnée de littérature, Marie-Claude est littéralement plongée dans La Ville du gouffre d’Arthur Conan Doyle. Elle écoute un message sur son répondeur ; Mélanie, l’ado avec qui son copain l’a trompée, l’invite à venir faire un tour dans un bar ! Marie-Claude rage et se sert des croustilles et une bouteille de Coca-Cola de deux litres de forme cylindrique. Cette dernière lui fait penser à l’engin avec lequel le héros descend dans les profondeurs de la mer. En feuilletant le livre, elle découvre des phrases sans verbe et des mots incomplets, parfois sans consonnes ou voyelles. Ses pensées vont à Justin et tournent à l’obsession tandis que des perforations trouent le livre. Par un des orifices, elle voit alors Mélanie et Justin dans une chambre, qui se moquent d’elle. Puis des mouches surgissent et se posent sur elle ; elles prennent la forme de lettres. Au moment où elle s’apprête à téléphoner à Justin, une main l’agrippe et elle s’envole au-dessus du centre-ville. Les immeubles forment alors des syllabes, les rues des interlignes. Son corps sera trouvé gisant dans une mare de sang, le livre de Doyle à ses côtés.

Références

Présent, le fantastique, dans cette nouvelle ? Tout d’abord, la jeune fille lit toute la nuit, une « nuit noire sans lune ni étoiles », qui est jalonnée par une rêverie entrecoupée de moments réels tels l’écoute de son répondeur ou la prise de friandises. Puis une psyché est placée dans l’appartement afin que, dès le départ, elle se perçoive telle une vedette de Des feux de l’amour. À la fin, c’est encore par l’entremise de cette psyché qu’elle se rend compte qu’elle est couverte de « milliers de caractères d’imprimerie ». Donc la vue et, partant, l’aspect du regard sont sollicités pour suggérer l’étrangeté : elle a d’abord les yeux traqués, hors de leurs orbites, puis dilatés. Évidemment, il y a tout ce jeu sur le texte imprimé ; force aussi est de constater que le fantastique s’exprime tout autant dans les extraits choisis du roman de Doyle. Mieux encore, il y a même une main invisible !

Faire appel à The Maracot Deep (titre original de La Ville du gouffre) était une bonne idée, mais il ne suffit pas d’en retranscrire des pans entiers pour que l’exercice soit parfaitement réussi. L’entrecroisement de ce que vit l’adolescente – partie par ailleurs un peu mièvre comme le sont souvent les histoires d’amour de midinettes – avec les extraits du roman (qui auraient gagné à être mieux choisis) aurait pu donner lieu à un contraste plus intéressant et davantage d’instants indécidables. Brefs le plus souvent, les segments sont mal imbriqués et les liens créés, artificiels. Julio Cortázar dirait que dans cette nouvelle, de nombreux fils pendent encore.

À tout prendre, bien que l’atmosphère soit fantastique, on détermine facilement dans quel monde se trouve la protagoniste. Vers la fin cependant, les deux univers sont habilement réunis lorsqu’elle survole le quartier central et ses hauts immeubles en lisant Doyle, qui fait lui-même allusion tant à son époque (avant le krach) qu’à la décadence de l’Atlantide décrite par Platon : « Nous ne vîmes plus qu’un peuple agité et superficiel, courant d’objet en objet, toujours en quête de plaisir, toujours le manquant, et, néanmoins, toujours convaincu de le trouver sous quelque forme plus compliquée, plus éloignée de la nature. »

Pressentant qu’il y avait plus – peut-être un message caché – dans les pages où les mots sont incomplets, je me suis mise en devoir de résoudre quelque énigme à déchiffrer. J’ai bien découvert les mots manquants, mais aucune grande révélation n’en est sortie, si ce n’est le fait que les mouches-lettres évoquent quelque peu « The Adventure of the Dancing Men », une nouvelle de Doyle dans laquelle Holmes découvre que les petits personnages représentent des lettres. Observons toutefois que les lettres sélectionnées en haut de la page 124 sonnent comme « beau cul ». Serait-ce là le mystère tant recherché ?

Quoi qu’il en soit, la trouvaille de Bibeau est bien ce passage où la jeune fille se sent « comme repoussée par une main invisible » au moment où elle vient pour saisir le combiné, prête à téléphoner à son coureur de chum. Déjà « mi-exaltée mi-euphorique, comme en état d’apesanteur », c’est à cet instant qu’elle se mettra à survoler son quartier. La chute de l’histoire nous permet de constater que le texte, par ailleurs imprimé sur l’avant-bras de l’héroïne – devenue en quelque sorte elle-même le texte –, tombe à la verticale, d’où la chute de la jeune fille. Du moins se l’imagine-t-elle. À trop boire de Coca-Cola…

Parlant de cette boisson, notons pour l’anecdote que dans la nouvelle de Paul-André Bibeau intitulée « Cinéma chrystal » publiée dans Moebius 7 (1979), le mot Coke apparaîtra aussi à de nombreuses reprises, un personnage sera assis sur une caisse de ladite marque de soda, et on pourra y lire que la « cannette » de Coke prend « la dimension d’une jarre, d’un énorme réservoir cylindrique ». Force est donc de se demander : les nouvelles de l’auteur seraient-elles subventionnées ? Et si oui, par qui ? Un fabricant de cylindres ? Nous ne sommes pas Sherlock Holmes pour y répondre. [MN]

  • Source : L'ASFFQ 1996, Alire, p. 31-32.