À propos de cette édition

Éditeur
Louise Courteau
Genre
Hybride
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
233
Lieu
Montréal
Année de parution
1988
Support
Papier

Commentaires

Des masques et des miroirs est un recueil de 16 nouvelles auquel il serait difficile de trouver une ligne conductrice, un thème commun, apparent ou caché. Cette disparité d’inspiration se traduit aussi dans la forme des nouvelles qui empruntent à plusieurs genres : fantastique d’abord (et de façon majoritaire) mais aussi science-fiction, un mélange de ces deux genres (cadre SF mais thème fantastique), parfois un fantastique plus pro­che de l’absurde (la nouvelle « T.I.R. Transport international routier ») et une politique-fiction implicite, « Mise au point sur film inversible », qui se présente comme le négatif de l’actuelle situation politique inter­nationale en matière des droits de l’homme et de liberté démocratique.

Ajoutons à cela que le recueil est écrit par deux auteurs, le Québécois Vallerand et le Français Thellier, et vous aurez une idée de la mosaïque que compose cette œuvre et de la difficulté de la tâche qui attend le critique. S’il n’y a pas d’idée maîtresse qui rassemble ces nouvelles, du moins peut-on relever une certaine fréquence dans le traitement de certains thèmes. Il arrive en effet que le même thème fasse l’objet de deux nouvelles diffé­rentes, comme si chacune exprimait la vision respective des auteurs.

L’exemple le plus spectaculaire de cette dualité est fourni par la fascination exercée par l’entomologie sur les principaux personnages de « Les Phasmes gigognes » et « Rodolphe Schægler ». Au-delà de la dif­férence des genres (la première est une nouvelle de SF, l’autre est fantastique), c’est le climat, la qualité des émotions et la noblesse des motivations profondes des personnages qui distinguent radicalement ces deux textes.

Sans être aussi tranché, cet antagonisme se répète à plusieurs reprises dans le recueil. L’origine des deux auteurs n’est sans doute pas étrangère aussi à ces différences de niveau d’écriture. Certaines nouvelles cultivent le style argotique à la mode en France et rappellent, par exemple, l’écriture de Philippe Djian. Cela nous vaut parfois des phrases totalement inintelligibles comme celle-ci : « Mac-Donald roupillait sur le canapé revêtu de l’habit rouge d’un ketchup millésimé assoupi sur le ventre de l’omelette. La Trappiste abreuvait mes chimères. » (p. 109). Par contre, la langue ver­naculaire des Québécois est curieusement absente du recueil. En outre, les lieux sont typiquement français ou européens. On chercherait en vain une influence québécoise dans l’inspiration : la culture, l’architecture, le mode de vie, tout est français dans ce recueil.

Des masques et des miroirs ne peut donc pas s’insérer dans une perspective historique québécoise pour qui étudie l’évolution du fantastique d’ici, Vallerand étant le plus français des auteurs québécois. (Je dis cela, et pourtant, n’en est-il pas de même pour Le Métamorfaux de Jacques Brossard ou Le Manuscrit trouvé dans une valise de Louis-Philippe Hébert ? Eux sont de nulle part, sinon du pays de l’imaginaire.) Sans doute la situation serait-elle différente s’il écrivait seul. Mais ici, dans cette volontaire fusion des personnalités, force est de reconnaître que la contri­bution française éclipse ce qui pourrait révéler les origines québécoises de Vallerand. On comprendra que je me sente un peu en porte à faux dans cette recension, ce qui ne m’empêche pas d’apprécier les qualités d’ensem­ble de ce recueil éclaté, parfois agaçant dans sa prétention à faire "branché" mais le plus souvent intéressant et émouvant.

Comme il serait impensable de parler de toutes les nouvelles, je me contenterai de commenter les plus riches ou les mieux réussies. Il est peut-être significatif, voire symptomatique, que dans un travail d’écriture à deux, le thème de l’identité soit l’un des plus souvent traités par Thellier-Vallerand. Une société qui impose le port permanent du masque à ses citoyens, un adolescent qui n’arrive pas à distinguer l’acteur du personnage qu’il incarne au cinéma, confondant ainsi imaginaire et réalité, un homme qui trouve refuge dans sa paranoïa pour échapper à la réalité d’un monde peuplé presque uniquement d’androïdes, un homme qui aspire à l’immo­bilité des choses, voilà autant de situations de départ qui conduisent les personnages de Thellier-Vallerand à s’interroger sur leur identité ou à tenter de la retrouver.

La meilleure illustration de cette recherche d’identité, on la trouve dans « Au-delà du mannequin pastiche », nouvelle dédiée à Philip K. Dick. Les auteurs y abordent un thème cher à l’écrivain américain : le simulacre. L’androïde étant une illustration parfaite et très riche de l’illusion de l’apparence humaine, ils décrivent l’angoisse d’un homme qui n’arrive plus à distinguer la véritable nature des êtres qu’il croise. Se pourrait-il qu’il soit le dernier homme ? Ou est-ce sa paranoïa qui perturbe sa perception ? Thellier-Vallerand réussissent à faire sentir le désarroi d’un homme qui vit dans un monde d’androïdes où le simulacre a remplacé la réalité, où le factice prend valeur de vrai.

L’écriture donne une saveur cyberpunk à cette nouvelle exigeante, mais émouvante et remarquable. Ce texte, le plus beau du recueil, rappelle Blade Runner tout en inversant le rapport de force de cette œuvre puis­que l’homme est devenu le marginal, le paria à traquer.

Si l’on considère que la nouvelle éponyme résume aux yeux des auteurs l’enjeu du recueil, il faut lui accorder une attention spéciale. Voici donc une société qui force ses citoyens à cacher leur visage derrière un masque afin de nier leur individualité et de les déposséder de leur identité. Saphir peut bien danser nue, pourvu qu’elle n’enlève pas son domino. La dissi­mulation est la règle de cette société qui a détourné le sens du masque carnavalesque à ses propres fins politiques. Thomas sera piégé par l’artifice des sentiments de la superbe métisse H’Been qui le convainc d’arracher son masque avant de le dénoncer à un veilleur. Sombre évocation d’une société répressive qui condamne l’homme à vivre sans visage, donc sans sentiments perceptibles, « Des masques et des miroirs » ouvre le recueil avec force et sensibilité.

La rigueur et la précision de l’analyse du duo est également remar­quable dans « Rodolphe Schægler ». Le personnage principal est un jeune garçon qui développe une passion pour les insectes. Sa fascination en particulier pour la mouche est ambiguë puisque tout en admirant son habileté à voler et ses caractéristiques exomorphiques, il ne peut s’empê­cher de lui mener une guerre impitoyable et de satisfaire ses pulsions sadiques au point de s’engager dans une quête ascétique et mystique qui en fait un être fascinant et monstrueux à la fois. Je dois dire que les auteurs m’ont bien possédé quand, à la fin, l’identité du narrateur qui rappelle cette histoire malsaine et étrange de perversion nous est révélée. Cette chute souligne avec éclat le véritable sujet de la nouvelle, l’identité insoupçonnée, travestie par les apparences.

Le recueil propose différents types de fantastique. Dans « Le Gnome vert-de-gris », les auteurs puisent dans la mythologie ancienne en mettant en scène le dieu Pan, réputé pour sa puissance sexuelle débordante et grand séducteur de jeunes filles. Le héros se fait littéralement embobiner par le discours du vieux faune qui cherche à l’éloigner de sa compagne. Thellier-Vallerand utilisent avec bonheur l’architecture de la Renaissance pour mettre en place la stratégie du dieu grec qui se présente sous le nom de Lepreschaun. Après un début accrocheur, l’intérêt de la nouvelle fléchit quand le stryge monologue sur la langue et l’art gothique. L’écriture devient précieuse et Lepreschaun nous assène un discours soporifique sur le rationalisme qui a marqué l’art. Les auteurs ne cachent pas leur admiration pour l’œuvre de Poe sous l’influence de laquelle cette nouvelle se place.

À l’opposé de ce registre, on note l’expression d’un fantastique moderne dans « La Photographie ». Le narrateur recherche le monde de l’immobilité, synonyme pour lui de l’harmonie rêvée. Son vœu se réalisera accidentel­lement quand il franchira l’objectif de l’appareil photographique, véritable traversée du miroir.

Je m’en voudrais, avant de terminer, de ne pas parler d’une nouvelle qui témoigne d’une sensibilité frémissante et d’un attachement sincère et généreux à la vallée de Croissy. Elle décrit un voyage dans le royaume des morts avec le même enthousiasme que l’on affiche pour célébrer la vie et la beauté de la nature. « Croissy-sous-Brume » désamorce la crainte de la mort et utilise avec une belle efficacité la métaphore de l’enfant qui permet à l’homme d’accéder à un monde inconnu. C’est la seule fois dans le recueil où j’ai pensé que cette nouvelle aurait pu être écrite par un auteur québécois, Jacques Ferron en l’occurrence. Elle a cette même façon de mettre en relation la vie et la mort dans un esprit de continuité et non comme une rupture, comme si le seul changement d’état tenait à une question de point de vue, de regard.

Une fois les masques arrachés et les miroirs franchis, la réalité apparaît différente aux yeux des personnages. Certains ne se remettent pas du choc qui en résulte et vont au bout de leur destin tragique. D’autres, au con­traire, se servent de cette lucidité nouvelle pour affronter le poids de l’existence.

Au bout du compte, dans un cas comme dans l’autre, les nouvelles de Des masques et des miroirs convient les personnages à une confron­tation avec eux-mêmes. Le face-à-face est parfois saisissant et troublant. Thellier-Vallerand ont écrit un premier recueil qui mérite qu’on s’y arrête et qui leur vaut d’être considérés comme des auteurs prometteurs. [CJ]

  • Source : L'ASFFQ 1988, Le Passeur, p. 168-173.

Références

  • Douville, Marie, Nos livres, octobre 1988, p. 36.
  • Gervais, Jean-Philippe, Solaris 85, p. 18-19.
  • Grégoire, Claude, Québec français 72, p. 12.
  • Moinaut, José, Magie rouge 28/29, p. 22.