À propos de cette édition

Éditeur
La pleine lune
Genre
Hybride
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
155
Lieu
Lachine
Année de parution
1994

Résumé/Sommaire

[3 FA ; 2 HG]
La Promenade de monsieur Nuje
La Lettre manquant…
Ô rien express
La Lettre de Lanver
La Gare

Commentaires

Dieu en personne de Jérôme Élie est un recueil construit à la manière des Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. La pièce maîtresse en est la nouvelle intitulée « La Lettre manquant… ». Comme l’écrit l’auteur en quatrième de couverture : « Les récits qui suivent ne sont pas disposés dans un ordre aléatoire ; ils constituent les étapes d’un parcours. » En effet, les quatre premiers récits ont respectivement pour sous-titres : l’épouse, le frère, le père et le moi. Il y a là une progression qui part de la périphérie pour atteindre le noyau dur de l’identité en épluchant les couches qui le constituent. Le dernier texte, « La Gare », réunit les quatre personnages principaux des précédents récits dans un lieu (Suze) qui représente l’au-delà.

La question de l’identité est au cœur du recueil d’Élie, les personnages se posant beaucoup de questions sur eux-mêmes et sur leurs actes. À la fin, l’un d’eux dira : « Combien de fois faudra-t-il te répéter qu’il est vain de se poser de telles questions. » Le recueil est propice à l’irruption du fantastique car il se penche sur des cas de dédoublement de personnalité et de phénomènes étranges que l’auteur tente d’expliquer en faisant appel à la logique du raisonnement que Poe prête à son limier, Charles Dupin. À cet égard, les amateurs d’enquêtes policières – davantage même que les amateurs de littérature fantastique – trouveront leur compte dans « La Lettre manquant… ».

Élie reproduit d’abord la nouvelle de Poe, « Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe », car il en fait l’analyse par l’entremise de Jacques Dupin, le limier qui a inspiré à Poe le personnage de Charles Auguste Dupin. L’étude de J. Dupin s’attarde surtout à démontrer que le docteur Templeton a délibérément assassiné Auguste Bedloe alors que le récit de Poe laisse croire à une fatalité du destin, dans la droite ligne des phénomènes extraordinaires dont Bedloe a été témoin quelques jours auparavant. L’exposé de Dupin pour en arriver à démontrer la culpabilité de Templeton est brillant et met à contribution son esprit de déduction et de ratiocination, élément essentiel d’une bonne partie du corpus du roman policier dont Poe est considéré comme l’inventeur moderne.

Par ailleurs, Élie ne peut ignorer les théories de Mesmer sur le magnétisme – au XXe siècle, le terme a été remplacé par « hypnose » – dont Templeton est un fervent disciple. C’est par cette théorie que le fantastique s’insinue dans la nouvelle. En élucidant l’origine du fameux récit dont Bedloe dit avoir été un acteur à son corps défendant, Jacques Dupin semble démolir la portée fantastique de la nouvelle de Poe. Or Élie opère un renversement spectaculaire en plongeant son personnage de limier dans une spirale d’émotions contradictoires qui lui font perdre pied et connaître une fin tragique. Ce faisant, il rétablit la nature fantastique de la nouvelle de Poe et la sienne même en étendant le pouvoir de la pensée « magnétique » sur Jacques Dupin. Mais cette influence délétère s’est déplacée du personnage à la nouvelle de Poe par laquelle Templeton continue d’exercer son pouvoir. C’est dire la puissance de la littérature et de l’imaginaire sur la psyché.

La construction de la nouvelle est complexe, car le rapport de Dupin à l’œuvre de fiction de Poe est contaminé par le fait que Dupin a rencontré jadis le docteur Templeton et qu’il reçoit ce conte non comme une œuvre de fiction mais comme le récit d’un fait réel. Pour compliquer l’affaire, Jacques a un frère et sa relation avec Charles est très ambiguë (une relation amour-haine, Jacques ayant l’impression de vivre dans l’ombre de son célèbre frère ingénieur), ce qui exacerbe le caractère schizophrénique du personnage. Ce réseau complexe de sens qui ébranle la raison n’est pas sans rappeler la nouvelle d’André Belleau, « Le Fragment de Bastiscan ».

Il était certes pertinent de reproduire le conte de Poe car la nouvelle d’Élie aurait été incompréhensible pour quiconque ne l’aurait pas lu au préalable. Cependant, Élie aurait pu faire l’économie de plusieurs pages en s’abstenant de résumer le conte puisqu’on vient de le lire.

« La Lettre manquant… », outre le jeu intellectuel qu’elle propose, est un hommage à l’écriture de Poe dont Élie épouse le style de façon remarquable. Il ne se prive pas d’utiliser le psychotrope de l’époque, l’opium, pour altérer les perceptions, créant artificiellement peut-être – on le lui pardonnera – les conditions favorables à l’irruption du fantastique.

« La Lettre de Lanver » est une histoire classique de dédoublement de personnalité où le double que s’est inventé le psychiatre Véry pour y déverser ses perversions, ses frustrations et son côté sombre prend vie et rencontre son autre. Jean-François Lanver incarne « l’envers de Véry ». La nouvelle atteint son intensité maximale lors de la scène surréaliste où le moi scindé en deux personnalités dialogue et échange des propos très durs à l’endroit de l’autre et vice versa. Impuissance, pédophilie et homosexualité latentes alimentent ce cocktail d’accusations qui tient lieu de thérapie percutante permettant de reconstruire son moi tout en ayant fait éclater la vérité sur sa véritable identité. Le thème, proprement fantastique, rend ici hommage au modèle fondateur, Docteur Jekyll et Mister Hyde de R. L. Stevenson.

Enfin, « La Gare » boucle le recueil et lui confère une unité d’ensemble en conviant dans un lieu hors du monde monsieur Nuje, principal protagoniste de « La Promenade de monsieur Nuje », Dupin, Lanver et Véry auxquels se joint le personnage du fils dans « Ô rien express ». Les échanges entre les occupants de la gare sont imprégnés d’un sentiment de nihilisme qui résume très bien l’impression persistante des personnages, celle d’avoir raté leur vie ou, du moins, de ne pas avoir atteint l’excellence à laquelle ils aspiraient et qui leur permettrait de prendre congé d’eux-mêmes en toute sérénité. Un sentiment d’inaccomplissement…, ce qui n’est pas du tout l’impression que laisse ce recueil pour le lecteur que je suis. [CJ]

  • Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 72-75.