Quiconque a fréquenté un tant soit peu l’œuvre d’Anne Hébert sait à quel point son imaginaire peut être sombre, violent et déstabilisant. Pensons à Kamouraska et aux Fous de Bassan. Faut-il s’étonner alors qu’elle ait, à l’occasion, utilisé le fantastique pour dépeindre le conservatisme et le climat oppressant de la société québécoise – du moins celle qu’elle a connue dans sa jeunesse avant de s’exiler à Paris ?

Le recours au fantastique comme exutoire à ses fantasmes et à son malaise existentiel n’a pas été souligné à sa juste mesure par les commentateurs et les exégètes de son œuvre, mais il ne peut être occulté. Les Enfants du sabbat et Héloïse appartiennent indiscutablement au corpus fantastique, ne serait-ce que par leurs thèmes on ne peut plus classiques : la possession diabolique d’une part, le vampirisme d’autre part.

En fait, ces deux romans, très différents par le ton et l’atmosphère, représentent d’une certaine manière les deux grandes périodes de l’existence d’Anne Hébert. Les Enfants du sabbat canalise la révolte de l’auteure face à une société québécoise obscurantiste, écrasée par l’autorité religieuse qui étouffe toute velléité de liberté. Après avoir tenté de remiser l’héritage de sa sorcière de mère en entrant dans la communauté des dames du Précieux-Sang, sœur Julie de la Trinité renoue avec les pratiques de la magie noire. Au terme d’un combat entre deux « vocations » aussi contraignantes l’une que l’autre, sœur Julie n’a d’autre issue que la folie pour fuir l’emprise de la religion. On me pardonnera de chercher en dehors de la littérature québécoise une œuvre qui peut se comparer à ce cri de révolte, à ce brûlot anticlérical. Je pense ici aux Diables de Loudun d’Aldous Huxley.

Par contre, Héloïse, qui met en scène deux vampires hantant le métro de Paris, réfléchit comme un miroir l’environnement social qu’Anne Hébert a choisi dès les années 1950. Cette œuvre, campée dans un milieu urbain et contemporain, est à l’opposé des grands espaces sauvages dans lesquels s’expriment les passions et les frustrations qui couvent sous les apparences du conformisme.

Mettre en lumière la part fantastique de l’œuvre d’Anne Hébert s’inscrit dans une entreprise respectueuse visant à reconnaître l’ouverture d’esprit de son auteure et, surtout, son absence de préjugés à l’endroit d’un genre qui représentait, à un moment précis de sa démarche artistique, la forme la plus susceptible de traduire son état d’esprit et sa sensibilité.

Ces deux romans, mais particulièrement Les Enfants du sabbat en raison de sa résonance québécoise, sont des œuvres phares dans la littérature fantastique du Québec. Que ces œuvres aient vu le jour en marge de toute école, en dehors du milieu fantastique qui commençait à prendre forme à cette époque, n’a finalement aucune importance. Elles existent et elles sont notre fierté, car Anne Hébert, réfractaire aux modes et aux codes, a utilisé le genre à ses fins plutôt que de se plier à ses exigences.

C’est la marque d’un écrivain immense et, j’en conviens, c’est du pur Anne Hébert avant d’être du fantastique. Mais l’un n’exclut pas l’autre.