Patrick Senécal est un phénomène de la littérature québécoise. Depuis que son roman Sur le seuil a été porté à l’écran en 2003, les médias s’arrachent le romancier et scénariste à chaque nouvelle parution. La popularité de l’écrivain auprès de ses lecteurs – les ventes de ses œuvres ont dépassé le million d’exemplaires en vingt ans – et sa notoriété en tant que personnalité médiatique ont fait de lui le représentant de la littérature de genres québécoise le plus en vue des deux premières décennies du XXIe siècle.

Le succès de Patrick Senécal tient à un ensemble de facteurs. Ses romans s’ancrent dans un contexte très familier. Le lecteur n’a pas l’impression d’être dans un roman, il est dans la « vraie vie ». L’auteur s’aventure dans les zones sombres de l’âme humaine, en fouille les recoins les plus malsains. Dans ses œuvres, nul personnage n’est à l’abri des bas instincts de « l’autre », voire des siens. Senécal nous force à voir ce qu’on ne veut pas voir. Le fantastique n’apparaissant pas aux yeux de l’auteur comme une nécessité pour arriver à ses fins, son œuvre se partage entre romans réalistes – polars et romans noirs – et romans fantastiques. 

En fait, son œuvre cultive surtout l’esthétique du suspense, et le principal facteur qui explique sa réussite est donc son écriture. Directe, efficace, truffée d’hyperboles, de jurons et d’expressions humoristiques, voire parfois d’onomatopées, elle contribue à moduler le climat lourd que distillent ses récits et à rendre supportable l’horreur qu’il nous balance en pleine face. Et c’est là tout l’art de Senécal, celui de ciseler finement le suivi narratif pour que, phrase après phrase, sur un rythme quasi hypnotique, le propos capte tout d’abord l’attention du lecteur, puis entraîne inexorablement ce dernier là où l’auteur le veut bien, c’est-à-dire dans les endroits les plus sombres de la psyché humaine.

La production fantastique de Senécal compte huit romans et une douzaine nouvelles. Aliss, relecture d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll transposé dans un univers déjanté, constitue son roman le plus ambitieux dans ce genre. Au-delà du cadre du récit du romancier britannique, ce sont les références à Nietzsche et au divin marquis de Sade qui ancrent le roman de Senécal entre deux pôles philosophiques diamétralement opposés. Aliss cultive abondamment l’intertextualité, procédé rare en littérature populaire. Sans le recours à ces textes philosophiques qui servent de caution à la réflexion morale de Senécal, sa démonstration impitoyable ne gagnerait pas l’assentiment du lecteur. 

Senécal utilise à fond la liberté inhérente au conte philosophique pour faire vivre à son héroïne, Alice Rivard, différentes expériences extrêmes qui mettent à l’épreuve son sens de la morale. Viol, drogues, scènes de torture, prostitution, sexualité débauchée, rien ne sera épargné à Alice, devenue Aliss après avoir traversé le miroir pour aboutir dans un quartier montréalais sans foi ni loi. Elle s’y heurtera aux frontières qui balisaient son univers petit-bourgeois de la banlieue de la Rive-Sud, frontières qu’elle transgressera dans sa volonté de rencontrer la Reine Rouge régnant sur ce monde. Une mauvaise lecture d’Ainsi parlait Zarathoustra a convaincu Aliss que la Reine Rouge était l’incarnation féminine du surhomme de Nietzsche, un idéal à atteindre. 

Tout au long du parcours de son héroïne, Senécal commente les choix auxquels elle doit faire face et les justifie par son besoin irrépressible de savoir qui elle est. Mais pour connaître la réponse, il faut d’abord formuler la question, ce que les choix d’Aliss finiront par faire émerger au fil de sa quête d’identité propre à l’adolescence.

Malgré le caractère très cru des scènes de sexe – mais l’auteur ne manque pas de rappeler que Sade a écrit il y a plus de deux siècles un livre d’une perversité absolue, La Nouvelle Justine – et l’insoutenable horreur des actes de torture de Bone et Chair qui dépècent leurs victimes pour trouver où loge l’âme dans le corps humain, le roman de Patrick Senécal est foncièrement moraliste. Le quartier qu’il décrit répond en tous points à une citation de Sade : « Vous n’y trouverez que de l’égoïsme, de la cruauté, de la débauche et de l’athéisme. » C’est la Reine Rouge, alias Michelle Beaulieu (personnage inquiétant déjà présent dans 5150, rue des Ormes), qui révélera à Aliss, par effet de miroir inversé, ce que l’adolescente est vraiment : « Ton Nietzsche a pourtant dit une phrase importante : “ Deviens ce que tu es! ” En venant ici, t’es pas devenue ce que tu es fondamentalement, Aliss : t’as tenté de devenir ce que tu n’es pas! » 

Que ce soit Alice Rivard, l’écrivain Thomas Roy dans Sur le seuil ou le père accablé par le meurtre de sa fillette dans Les Sept jours du talion, les personnages de Senécal qui portent son point de vue doivent vivre une déchéance morale, aligner leur comportement sur celui ou celle qui incarne le mal absolu, même si cela va contre leur nature foncièrement bonne, avant de connaître une forme de rédemption, étape nécessaire à leur réintégration dans la société « civilisée » et normale.

L’œuvre de Patrick Senécal peut choquer, c’est indéniable. Mais ce que l’écrivain énonce, c’est que chacun est libre de ses choix, que cette liberté constitue une part inaliénable de la nature humaine, quelles que soient les conséquences que ces choix impliquent, du moment qu’ils sont pleinement assumés. Principal représentant d’un courant de littérature « trash » qui s’exprime dans le réalisme comme dans le fantastique, Patrick Senécal compte un vaste lectorat prêt à le suivre dans ses explorations troublantes de la part du diable – ou de ses avatars – dans l’œuvre de Dieu et suscite maintes émules.

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