Sylvie Bérard appartient à la deuxième génération d’écrivains de science-fiction. Elle n’est pas sans connaître l’œuvre d’Élisabeth Vonarburg, dont elle avoue ouvertement l’influence, notamment dans sa nouvelle « Pharmacopées » qui fait référence à « Dans la fosse » de son aînée. Leur parcours respectif présente plusieurs similitudes. Toutes deux ont commencé à publier à la fin de la vingtaine et toutes deux ont effectué des études doctorales au cours desquelles elles ont réfléchi sur ce qui fait la spécificité de la science-fiction, sur ses enjeux et sa capacité, comme genre littéraire, à transformer les mentalités. Le féminisme a marqué l’une et l’autre mais de façon différente.

C’est dans le roman Terre des Autres que la similitude apparaît la plus grande et, en même temps, que l’œuvre de Bérard affirme son autonomie et impose sa vision personnelle de la nature humaine. Là où Élisabeth Vonarburg mettait en scène une guerre des sexes impitoyable ou larvée (dans Le Silence de la Cité et Chroniques du Pays des Mères), Sylvie Bérard propose le récit d’une guerre des espèces entre les humains et les dartzls, une race de reptiliens qui habitent Mars II. L’auteure déplace donc les luttes de pouvoir et le combat pour la survie sur un autre terrain sans éluder pour autant la question de l’identité sexuelle. La triste condition d’un garçon émasculé par sa mère, la capacité de transférer l’esprit d’un humain (homme ou femme) dans le corps d’un dartzl (mâle ou femelle), les différences physiologiques importantes entre les deux espèces, tout cela ouvre une quasi-infinité de possibilités que l’auteure explore avec beaucoup de sensibilité mais qu’elle est loin d’avoir épuisées.

Le travail sur le langage est remarquable, de la même façon que Vonarburg était consciente, dans Chroniques du Pays des Mères, que la langue n’est pas neutre. Elle la « féminisait » sans ambages afin qu’elle reflète la réalité sociale du monde futur dans lequel l’histoire se déroulait, c’est-à-dire une société constituée à 97 % de femmes. Dans Terre des Autres, version exogène en quelque sorte du roman de Vonarburg, Bérard utilise le langage comme illustration du conditionnement des humains maintenus en esclavage par la race indigène de la planète où le vaisseau s’est échoué et du mode de pensée des dartzls qui ne parlent jamais d’eux au « je ». Tous les jeux de rapports de force entre maîtres et esclaves passent par ce travail sur le langage qui rend bien le fossé culturel séparant ces deux peuples et par un ensemble de métalangages (contes, rumeurs, manuels d’histoire) qui forgent la mentalité d’un peuple. La qualité de ce travail est rehaussée par l’apport bien dosé de néologismes qui décrivent une autre réalité, un autre univers possédant ses propres référents.

Construit à partir de deux longues nouvelles, « La Guerre sans temps » et « Le Pire des deux mondes », Terre des Autres est un roman fragmenté, à l’image d’une mosaïque qui prend forme à la suite de récits de divers protagonistes victimes du mépris, de la haine et de l’incompréhension de la part des deux groupes antagonistes. Il n’y a pas ici un personnage qui traverse l’ensemble du roman, qui assume le point de vue de l’auteure, mais une pluralité de destins. Il en résulte une vision qui n’a rien d’ethnocentrique car l’espèce humaine se montre aussi cruelle envers ses ennemis que les dartzls et fait preuve de violence à l’égard de ses propres membres.

En prime, Terre des Autres est un roman écologique qui nous fait prendre conscience que l’espèce humaine parasite énormément l’environnement dans lequel elle vit, son activité économique ou même sa seule présence représentant une menace à la biodiversité et à l’équilibre des écosystèmes. Ce regard distancié et critique face à la race humaine, sans prendre pour autant le parti de l’Autre, constitue une position plutôt originale en science-fiction. Cette absence de préjugé favorable à l’égard des humains était déjà manifeste dans la nouvelle « La Nuit ».

Le roman de Sylvie Bérard se termine tout de même sur une note d’espoir grâce à l’existence du « Village » où vit en harmonie un petit groupe d’humains libres et de dartzls qui rejettent la politique esclavagiste de leur communauté. À ce stade, le roman est plus près de Terre des hommes de Saint-Exupéry – auquel le titre fait ironiquement allusion –, en raison de son délicat plaidoyer de fraternité entre les deux espèces, que des grandes œuvres féministes d’Élisabeth Vonarburg ou d’Ursula Le Guin.

Toute l’œuvre de Sylvie Bérard s’articule autour des rapports de force qui marquent toute forme de relation : rapport de domination et de soumission dans le cas du maître et de l’esclave, du scientifique et du cobaye (dans « Un mur »), mais aussi rapport de mentorat entre un vieux sage (aveugle et inutile pour la société) et les enfants qu’il aide à mourir dans la dignité dans « La Cale » et rapport esthétique et émotionnel entre l’artiste et son public. Ainsi, ses nouvelles représentent des micro-univers dans lesquels elle esquisse, sur une base individuelle et intimiste, des échanges conflictuels qui s’étendent aux représentants de deux civilisations dans son remarquable roman.

Si elle a réussi sa manœuvre de détachement du vaisseau-mère, l’œuvre de Sylvie Bérard est encore jeune et n’a sans doute pas fini de nous étonner en nous entraînant dans des explorations aussi intimes qu’exotiques, aussi stimulantes intellectuellement que cauchemardesques.