En une trentaine d’années, Aude – qui n’a conservé que le cœur de son prénom alors que ses premiers livres sont signés Claudette Charbonneau-Tissot – a bâti patiemment une œuvre qui ne cesse de fouiller la condition féminine à travers ses avancées, ses contradictions, ses reculs. Le livre qui résume le mieux cette œuvre est sans nul doute son recueil Banc de brume, paru en 1987. On y trouve en effet une galerie de portraits de femmes en quête d’autonomie, qui tentent de faire éclater le moule du conformisme et de se libérer de la contrainte – titre de son second recueil.

La thématique de l’enfermement est récurrente dans les textes d’Aude. C’est d’ailleurs l’élément central de son premier recueil, Contes pour hydrocéphales adultes, que l’écriture s’emploie à illustrer en se présentant en un seul bloc, sans paragraphes, créant ainsi un climat de claustrophobie. En outre, il est difficile de déterminer si les personnages victimes d’enfermement, physique comme mental, sont sains d’esprit ou non. Cette ambiguïté constitue la marque de son œuvre, qui oscille constamment entre réalisme et fantastique, les nouvelles étant réparties à peu près également entre ces deux courants.

Sous ce rapport, Banc de brume est exemplaire, mais il l’est à plus d’un titre. Il paraît une dizaine d’années après la montée du féminisme au Québec et propose en quelque sorte un bilan de ce mouvement. Le constat est cinglant : tout reste à faire, rien n’a changé. Dans la première nouvelle, « Le Cercle métallique », publiée initialement en 1980, comme dans la dernière nouvelle, « Rangoon ou L’Imaginaire enclos », les deux personnages féminins sont considérés comme des femmes-objets et portent une chaînette à la cheville, symbole de leur esclavage. Quand ces femmes croient avoir brisé leur cage de verre ou leur prison intérieure, elles doivent faire face à l’émiettement de leur être (« Fêlures »).

Et qu’en est-il une décennie plus tard ? Dans « Quelqu’un », paru en 1998, une femme se déconstruit, se met littéralement en morceaux en extirpant tous les organes de son corps afin de localiser ce bruit de pas qu’elle entend sans cesse en elle. Toujours cette quête d’identité, mais contrairement aux nouvelles des années 1970 et 1980, ce ne sont plus des gardiens ou des hommes qui sont la cause de l’aliénation de l’héroïne. Elle est sa propre tortionnaire et l’artisane de son malheur après avoir tout essayé : le matérialisme, l’humanisme et, enfin, le spiritualisme.

Le fantastique chez Aude, on le voit, sert surtout de révélateur de la condition des femmes, met en lumière la fragilité de l’être perpétuellement menacé d’éclatement et favorise une prise de conscience préalable à l’émancipation. En ébranlant la réalité et l’ordre social, le fantastique offre métaphoriquement à la femme les clés de sa prison, mais la reconquête de soi, si elle est encore possible, passe par l’art (essentiellement la peinture et le dessin, la réappropriation de l’image étant l’enjeu principal) et le corps (maternité, sexualité) mais surtout par le rétablissement de la communication avec l’homme.

Cette perspective se déplace sur le terrain du roman. Dans L’Assembleur, la reprise du dialogue est toutefois impossible, la femme, Érika, étant sous le choc d’un divorce. Aude y dissèque la dynamique de la cellule familiale en utilisant un ordinateur capable de manipuler les pensées comme instrument de vengeance, ce qui pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une œuvre de science-fiction, mais le traitement est authentiquement fantastique.

Par contre, L’Enfant migrateur, paru à la fin des années 1990, représente une évolution importante dans l’œuvre d’Aude. Le thème de la gémellité est au cœur du roman, la cellule familiale et la relation mère-fils passant au second plan. Le cheminement douloureux de Hans vers la vie emprunte le chemin de l’étude psychologique réaliste, mais la présence inexplicable du jumeau – et de ses divers avatars – introduit le thème du double, motif récurrent dans le fantastique, par lequel celui-ci s’insinue subrepticement. Aude affirme que de tous les livres qu’elle a publiés, c’est celui qu’elle a écrit dans le plus grand bonheur. Cela se sent, c’est un livre qui va vers la lumière et l’équilibre intérieur. Et c’est aussi le roman de la maternité assumée, d’une génération à l’autre, de Corinne, la mère, à Alexandra, sa fille. Il y a là, chez Aude, comme une réconciliation avec la notion de condition féminine.