Bertrand Bergeron

De tous les nouvellistes du Québec, Bertrand Bergeron est celui qui a porté au plus haut niveau d’exigence l’art de la nouvelle, tant en science-fiction qu’en fantastique. Si la forme brève repose sur la fragmentation, tire sa force des ruptures de ton et exige une économie de moyens, Bertrand Bergeron en est un des maîtres incontestés. Il possède cette capacité à décrire en filigrane et en peu de mots un monde différent, intrigant. Son écriture audacieuse porte la marque d’une vraie signature.

Le non-dit du texte est ici d’une richesse inouïe, comme en poésie. Bergeron se reconnaît une filiation avec les poètes de La Nouvelle Barre du jour (NBJ), mais il a fait le pari de la prose en expérimentant de nouvelles stratégies d’écriture : phrases tronquées pour marquer le doute ou l’indécision, utilisation originale du pronom « tu », multiplication des points de vue et changements de narrateurs sans avertissement, jeux sur la graphie. Ainsi, dans « Surveillants et d ten s », il déplace la capitale sur une lettre ou l’autre du mot détenu (dÉtenu, déTenu, etc.) ou surveillant pour différencier les personnages identifiés uniquement en fonction de leur statut. Dans « Jessica », la narration est au « je », mais on se rend compte progressivement que ce « je » représente deux personnages. Bergeron provoque le lecteur dans ses attentes et stimule son imagination. Bertolt Brecht disait : « Une histoire que l’on comprend est une histoire mal racontée. » On ne comprend pas toujours tout chez Bertrand Bergeron, mais on y travaille !

Un grand thème ressort de cette œuvre : l’incommunicabilité. Bergeron explore les causes intrinsèques et extrinsèques de cette problématique contemporaine, selon le genre qu’il pratique. En fantastique, cette difficulté, voire cette incapacité, à communiquer est due à différentes barrières (psychologique, sociale, ontologique) qui entravent les rapports humains. Les relations hommes-femmes y sont particulièrement difficiles et menacent l’avenir du couple, quand elles ne mènent pas tout simplement à son éclatement en raison d’une différence de culture, de langue ou d’éthique.

Dans les nouvelles de science-fiction, les facteurs responsables de cette impossibilité de communiquer sont extrinsèques à l’être humain. Si les relations entre les individus demeurent encore au centre des préoccupations de l’auteur, il s’en dégage subtilement un portrait social qui explique le clivage entre les hommes et les femmes. À travers un cycle de nouvelles comprenant notamment « L’Autre », « Le Monde aurait un nom », « La Soustraction », « Bellamy, par exemple » et « La Vie de faubourg » apparaît en toile de fond une société répressive, totalitaire, dont les bases reposent sur la séparation des sexes, les hommes vivant d’un côté du mur, les femmes de l’autre. Ce faisant, le nouvelliste compose par petites touches impressionnistes la fresque absolument fascinante d’un appareil d’État fondé sur le contrôle de ses citoyens et qui, à certains égards, n’est pas si éloigné de notre société.

Bertrand Bergeron a bien assimilé les enjeux soulevés par la science-fiction, même si la technologie comme telle ne l’intéresse que dans la mesure où elle affecte les rapports humains, en les fragilisant ou en les empêchant tout simplement. Aussi le substrat science-fictionnel de ces textes n’est-il pas toujours facilement perceptible à la première lecture.

De cette dystopie feutrée émerge une figure centrale, le service, terme flou mais combien représentatif d’une société très bureaucratique qui n’est pas sans évoquer le climat social des pays de l’Europe de l’Est sous le régime communiste. Le service incarne aux yeux de l’auteur cette société sans visage favorisant l’anonymat et dont on ne sait rien des dirigeants, aucun n’étant présenté dans ces nouvelles.

Cofondateur de la clinique d’écriture de fiction du Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d’intervention clinique et culturelle, Bertrand Bergeron considère l’écriture comme un acte foncièrement personnel, un exercice d’autoanalyse de ses comportements et de plongée en apnée dans ses émotions. Motivée par le désir d’améliorer la communication et les échanges avec l’autre, cette démarche se reflète dans son écriture, introspective plutôt que descriptive, de sorte que la société évoquée demeure toujours en arrière-plan. L’auteur pose sur ses personnages en proie à la détresse, à l’angoisse et à la solitude un regard hautement empathique. Sans pathos, avec une remarquable retenue dans le ton, l’écriture de Bergeron réussit à susciter des émotions très fortes, à faire surgir des images poignantes, tout en alimentant une réflexion des plus pertinentes sur la maternité et la cellule familiale.

La science-fiction a généralement besoin d’espace pour établir son cadre d’opération, pour mettre en place un nouveau paradigme. Elle est beaucoup plus à l’aise dans le roman que dans le corset de la nouvelle, du moins la nouvelle de quelques pages dans laquelle se distingue Bertrand Bergeron. C’est dire le tour de force qu’il réussit chaque fois. Il y a chez lui une telle intelligence de l’art de la nouvelle, une telle densité dans le propos, qu’on doit le considérer comme le meilleur nouvelliste des deux dernières décennies du XX^e siècle. Ses quatre recueils parus au cours de cette période en sont la preuve irréfutable.