L’imaginaire de Frédérick Durand possède un côté très réaliste et quotidien en même temps qu’une part sombre qui ouvre sur l’étrangeté et la violence impitoyable d’un monde absolument pervers, vidé de toute humanité. Ce mélange donne lieu à des œuvres parfois très efficaces qui happent le lecteur et lui font vivre des expériences relevant du cauchemar. 

Durand joue beaucoup sur l’aspect irrationnel des situations qu’il met en place, lequel aspect fonctionne sur le modèle des rêves où l’improbable et l’impossible se réalisent. Le cadre réaliste du début rassure à un point tel que le récit peut être interprété comme un long rêve dont le protagoniste finira par s’éveiller, quand les choses se corseront et que le rêveur sera menacé de mort. Or, il ne se réveille pas et comprend qu’il est passé de l’autre côté de la réalité.

Le degré d’angoisse suscité par cette constatation varie d’une œuvre à l’autre. Dans Dernier Train pour Noireterre, le récit mise beaucoup sur la fantaisie et l’absurde, si bien que la légèreté de ton et les procédés narratifs empruntent à l’esthétique de la BD. Le jeune héros de dix-huit ans, Alain Dalenko, voit même à un certain moment des phylactères au-dessus de la tête d’un personnage particulièrement caricatural quand celui-ci parle. La narration multiplie les inventions langagières et les concepts farfelus pour éblouir et impressionner le lecteur, mais cette pyrotechnie verbale arrachant un sourire ne fait pas oublier totalement le procédé de la répétition qui, s’il est effectivement propre au rêve, finit aussi par agacer et devenir lassant.

Le procédé est encore utilisé dans Au rendez-vous des courtisans glacés, mais la tension anxiogène monte ici de plusieurs crans. Le cadre réaliste s’ancre dans un club vidéo où travaille le personnage principal, Érik Rivest. Durand ne fait pas qu’étaler ses connaissances cinématographiques et musicales – il est musicien dans la vie et Érik fréquente des amis musiciens –, car ces références serviront plus loin à lier avec beaucoup d’efficacité et de réalisme le monde réel et rassurant du quotidien et celui, froid et cruel, auquel le visionnement d’un court métrage intitulé Au rendez-vous des courtisans glacés donne accès pour mieux piéger ceux qui ont assisté à la projection du film.

Un monde d’êtres vidés de toute émotion et d’une amoralité totale : on dirait des zombies. La comparaison n’est pas fortuite, car Durand tisse ici une intrigue onirico-fantastique d’une efficacité indéniable, qui mêle avec bonheur différents genres : l’horreur, le gore, le fantastique, le surréalisme. En outre, la galerie de personnages formant l’entourage de son protagoniste principal sont associés à diverses pratiques déviantes (le satanisme dont se réclame Gianna, le sadomasochisme de Frank Bier) qui comportent une zone d’ombre nourrie de fantasmes sexuels inavouables. Résolument provocant, ce roman explore un univers déjanté qui entretient une parenté certaine avec l’œuvre de Patrick Senécal.

Cette dichotomie entre le cadre réaliste et l’événement inexplicable ou fantastique se répète dans plusieurs nouvelles qui composent le recueil À l’intention des ombres. Mais il s’y trouve aussi des nouvelles qui, d’emblée, plongent le lecteur dans un monde étrange, hors du temps et de l’espace connu. Ce sont les meilleures, beaucoup plus inventives, parce que l’auteur tire profit d’un univers qui a égaré ses repères habituels, exacerbant le potentiel poétique qui se dégage du climat étrange et angoissant de ces textes. La plus grande réussite de ce groupe de nouvelles, dont l’esthétique rappelle les œuvres d’écrivains européens tels que Thomas Owen, Marcel Béalu et Jean Rollin, est incontestablement « Pique-la-mer », une véritable pièce d’anthologie.

Frédérick Durand possède une voix personnelle qui s’affirme de plus en plus en littérature fantastique. Il ne maîtrise pas encore complètement la construction narrative comme le font les grands fantastiqueurs, mais il a ce don de distiller le malaise à la façon d’un poison insidieux. Son ambition de marier les genres pour inventer une poétique du cauchemar, anxiogène ou surréaliste – à l’image de quelques-uns des titres étonnants de son œuvre : L’Île des cigognes fanéesLa Nuit soupire quand elle s’arrêtePromenade nocturne sur un chemin renversé –, pourrait le porter loin. Il a du moins les outils pour y parvenir. Il lui reste à les utiliser à bon escient et à passer à un niveau supérieur.

 

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