Guy Bouchard appartient à la race des théoriciens-écrivains, plus théoricien qu’écrivain en fait. En tant que philosophe, il a publié un essai, Femmes et Pouvoir dans la « Cité philosophique », paru aux Éditions Logiques en 1992, et une quarantaine d’études (« 1984 : Le Pouvoir des codes et les codes du pouvoir », « La Métaphore androcentrique de la culture », « L’Avenir au féminin ? », « Sexisme et Utopie » pour n’en nommer que quelques-unes).

Le féminisme et l’utopie, ses champs de recherche de prédilection, l’ont conduit tout naturellement à la science-fiction, ce formidable laboratoire littéraire susceptible de lui fournir une ample matière grâce aux œuvres d’Ursula Le Guin, de Joanna Russ, de Monique Wittig, de Margaret Atwood et consorts. Peut-être avait-il déjà eu l’intuition de sa future vocation dès 1961, au moment de la parution de son premier roman, Vénus via Atlantide, alors qu’il était âgé d’à peine dix-huit ans.

Les notions et les définitions sont au cœur du travail de réflexion du philosophe. D’où la nécessité, pour Guy Bouchard, de définir la science-fiction, d’en baliser le territoire et de faire valoir les infinies possibilités qu’elle recèle. C’est à cette tâche qu’il s’attelle dans Les 42 210 univers de la science-fiction, un essai d’une rigueur imparable et d’une érudition remarquable qui en font un ouvrage essentiel pour quiconque s’intéresse aux théories de la littérature et à la place qu’occupe la science-fiction dans l’espace romanesque. Sa théorie, qui l’amène à énoncer qu’il existe 42 210 univers (ou types de récits) possibles en science-fiction, s’appuie sur trois micro-systèmes, les personnages, l’espace et le temps, qui génèrent une multitude de combinaisons. En outre, des 87 435 formes de récits concevables, le fantastique et la fantasy en revendiquent 45 024, alors que le roman réaliste compte… 67 formes seulement, le futur ou des lieux autres que terrestres, par exemple, étant incompatibles avec ce type de romans.

L’écrivain en Guy Bouchard ne peut faire abstraction des deux maîtres mots, féminisme et utopie, qui guident ses travaux de recherche. Ses nouvelles et son roman Les Gélules utopiques (même le titre en porte les marques !) incarnent ce souci de la dialectique présent chez lui en proposant une analyse de la société dans laquelle vivent ses protagonistes. Tout part en effet de l’organisation sociale chez Bouchard qui, ce faisant, examine, décortique les rôles sociaux et sexuaux des individus, leurs rapports humains, leur relation au pouvoir, afin d’exposer les failles des systèmes politiques totalitaires ou dystopiques.

Cette plongée dans les mécanismes du pouvoir s’accompagne d’une réflexion sur le langage, un vecteur important dans toute entreprise de contrôle idéologique. Dans ce qu’on pourrait appeler le « cycle Andropolis » – outre la nouvelle éponyme, « L’Initiation » et « La Reproductrice » –, Bouchard fait preuve d’audace et d’inventivité en utilisant des pronoms personnels doubles (Il-il, Il-elle, Elle-elle, Elle-il) pour marquer l’identité sexuée tout autant que sociale des personnages, en contrevenant aux règles de la grammaire française par la juxtaposition d’un adjectif possessif masculin et d’un nom féminin (« son compagne », « son favorite »). Élisabeth Vonarburg aura également recours à ce procédé quelques années plus tard dans son grand roman féministe, Chroniques du Pays des Mères.

Pour illustrer à quel point la notion des genres (masculin et féminin) – qui conduit inévitablement à questionner les stéréotypes qui leur sont associés – est au cœur des textes de fiction de Guy Bouchard, celui-ci réussit, dans une nouvelle d’une page, « Liens amoureux », à traiter ce sujet par l’entremise d’une plante bisexuée !

La symbiose entre la théorie et la fiction n’opère pas toujours dans ses œuvres de fiction, mais la réflexion qu’elles suscitent est toujours stimulante et pertinente. Entre « androcratie » et « gynandrocratie », Guy Bouchard a choisi son camp. Convaincu que la femme est l’avenir de l’humanité, il opte pour la gynandrocratie car les valeurs féminines (tendresse, maternité, partage) sont davantage propices à l’avènement de l’utopie. Qu’il soit considéré comme le plus féministe des hommes qui pratiquent la science-fiction au Québec ne surprendra dès lors personne.