Point n’est besoin d’être le pionnier d’un genre ou un innovateur incomparable pour faire partie des écrivains qui comptent en littérature de genres. Joël Champetier n’a pas été le premier à pratiquer la fantasy, il n’a pas écrit le premier roman féministe de science-fiction ou le premier roman cyberpunk, mais sa polyvalence en fait un pilier essentiel sur lequel se construit une littérature populaire. Champetier excelle dans les trois genres – science-fiction, fantastique et fantasy – en plus de compter plusieurs romans pour jeunes. Sa contribution à la vitalité de ces genres est énorme.

Présent pendant plus de trente ans dans le paysage littéraire comme écrivain mais aussi comme collaborateur, puis rédacteur en chef de la revue Solaris, il a d’abord choisi la nouvelle comme forme d’expression au cours des dix premières années. Le recueil Cœur de fer réunit une petite partie de sa production. On s’étonne d’ailleurs qu’aucun autre recueil n’ait vu le jour avant la publication de Tous mes univers (2020), omnibus réunissant la totalité de la production nouvellistique de Joël Champetier à l’occasion du cinquième anniversaire de sa mort, car ses nouvelles composent un ensemble très riche et éclectique qui livre un aperçu de son talent et de son imaginaire foisonnant.

Dans ses nouvelles, particulièrement au cours de la première décennie de sa production, Champetier aborde des thèmes sociaux qui débouchent sur des dilemmes moraux : l’avortement post-natal, l’eugénisme, la maternité, le détournement de la fonction reproductrice de la femme, l’asexualisation des humains. Sans que le traitement soit féministe, il y a dans le choix de ces sujets une sensibilité proprement féminine qui fait en sorte que l’auteur se préoccupe beaucoup du sort de la femme, souvent victime des expériences scientifiques menées par les hommes.

Dans « À fleur de peau », le corps de la femme est utilisé pour produire des organes humains, tandis que dans la nouvelle « Le Jour-de-trop », la maternité est strictement réglementée et la féminité, étouffée et réprimée. Par ailleurs, la question de la procréation se pose indirectement dans « Karyotype 47, XX, +21 », l’auteur lançant le débat sur l’eugénisme scientifique en ces termes : doit-on stériliser les déficients mentaux pour éviter qu’ils perpétuent leurs tares ? Dans ce texte particulièrement provocant, il utilise la forme du procès pour exposer la position irréconciliable des deux camps. Mais le texte le plus dérangeant dans cette veine « socialement engagée » demeure « Salut, Gilles ! », une charge féroce qui dénonce l’avortement a posteriori – d’où l’expression « avortement post-natal » – que représente l’abandon des nouveau-nés par leurs mères.

À la différence de Guy Bouchard, dont l’œuvre tout entière est imprégnée de la pensée féministe de l’auteur en matière de stéréotypes basés sur le sexe, Joël Champetier investit le corps de ses personnages alors que Bouchard ne sort jamais de leur tête. C’est toute la différence entre un conteur qui maîtrise l’art de la narration et qui donne vie à un milieu social et un philosophe qui expose des cas de figure et énonce des concepts par personnages interposés.

La brièveté de la nouvelle rend davantage apparents ces thèmes inspirés, dirait-on, de la pratique médicale de la conjointe de Champetier, mais ils n’en sont pas moins présents, de façon diffuse, dans ses romans. C’est dans un hôpital psychiatrique que se déroule en effet l’intrigue de L’Aile du papillon, véritable exploration de la folie dont l’auteur décortique le mécanisme en superposant le rêve et la réalité. Dans La Mer au fond du monde, il invente une race d’extraterrestres, les Fridjis, habitants de la planète Creuse, qui possède les attributs du féminin et du masculin, les deux sexes vivant en symbiose dans le même individu. Modèle idéal d’équilibre ?

Avec le recul, il apparaît assez clair que c’est La Peau blanche qui intègre avec le plus d’acuité ces préoccupations sociales, identitaires et morales en abordant le racisme sous divers aspects : la couleur de la peau – le coloc d’Henri est un Québécois d’origine haïtienne –, les différences culturelles – Henri est un Français qui étudie au Québec – et les caractéristiques génétiques – les femmes de la lignée Lefrançois, des goules, n’ayant pratiquement plus rien en commun avec la race humaine. Ce roman, à cheval sur la science-fiction et le fantastique, non seulement fait la synthèse des deux genres, mais il représente un creuset dans lequel se mêlent les différentes problématiques soulevées par la majorité des textes de Champetier : rapport entre science et conscience, questionnement moral, complémentarité des sexes.

La prédisposition de Champetier pour les débats moraux ne devrait toutefois pas occulter le fait qu’il est aussi un formidable créateur de mondes, ne laissant rien au hasard sous le fallacieux prétexte de la liberté de l’imaginaire. Que ce soit dans ses romans de fantasy pour jeunes et pour adultes – les seconds (Les Sources de la magie et Le Voleur des steppes) constituant un prolongement des premiers qui exploraient l’univers de Contremont, de Barrad, des sylvanelles et des sylvaneaux – où la magie n’est jamais utilisée à tout propos, ou dans ses romans de science-fiction, Champetier propose des univers cohérents, exotiques et inventifs qui font appel à des notions scientifiques – la biologie, l’astronomie, la géologie, la climatologie, l’économie – pour établir leur vraisemblance. Ainsi, dans La Taupe et le Dragon, croisement entre la science-fiction et le roman d’espionnage, l’auteur imagine l’environnement de la planète Nouvelle-Chine tout en anticipant – la première édition du roman date de 1991, ne l’oublions pas – l’avenir de la Chine comme puissance économique mondiale.

À partir des années 2000, il partage son temps entre l’écriture de romans et son travail de scénariste pour le cinéma. C’était prévisible car, outre son imagination fertile, il possède l’art de créer des dialogues percutants et d’un naturel confondant, teintés d’un humour subtil. Il faut savoir aussi que pour Joël Champetier, il n’y a pas de « petits » sujets. Le bon fonctionnement des toilettes d’un vaisseau spatial (« Ce que Hercule est allé faire chez Augias, et pourquoi il n’y est pas resté ») est aussi important pour la réussite d’une mission que la connaissance permettant d’évaluer la masse d’un trou noir qui menace de détruire la Terre (« Cœur de fer »). Et des textes qui semblent anodins, comme « Les Vents du temps » ou « À la main », laissent entrevoir des sociétés qui contrôlent l’information. C’est en effet sur le terrain de la communication que se cristallisent et se positionnent les forces antagonistes à l’œuvre dans ses nouvelles et romans.

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